161. A D'ALEMBERT.
Le 9 septembre 1775.
La religion n'est donc pas la seule qui ait ses martyrs, et la philosophie aura également les siens. Divus Etallundus va dans peu arriver ici, et, protégé par vous et Voltaire, je tâcherai de lui faire un sort dans ce monde,27-a jusqu'au temps où il fera des miracles après sa mort. On dit que vous autres Français commencez à prononcer sans horreur le mot de tolérance; vous vous en avisez un peu tard. Du temps de Louis XIV, ce mot n'était pas admis dans le dictionnaire théologique de son confesseur. Les Malesherbes et les Turgot vont donc faire des merveilles; ce seront les apôtres de la vérité, qui terrasseront facilement l'erreur, mais qui trouveront de grands obstacles à vaincre, les préjugés de l'éducation. Vous savez que lorsqu'on est très-chrétien, il est difficile d'être en même temps très-raisonnable. J'abandonne ce problème à vos équations algébriques, qui sans doute pourront le résoudre.27-b
Deux de vos jeunes Français ont été en Silésie, M. de Laval-Montmorency et M. de Clermont-Gallerande; je les ai chargés tous deux de vous faire mille compliments de ma part. Ce sont des gens aimables. Clermont a de l'esprit, et je crois même quelques connaissances; par discrétion je n'ai pas voulu sonder ses profondeurs. Mais, mon cher d'Alembert, si vous n'avez pas pu venir chez nous cette année, cela ne se pourra-t-il pas dans la prochaine? Savez-vous bien que je suis vieux, et que si je ne vous revois pas dans ce monde-ci, je vous donnerai rendez-vous à pure perte dans la vallée de Josaphat? Croyez-moi, il n'y a pas de temps à perdre; faisons ce que nous voulons exécuter, tant que nous en sommes les maîtres, ou cela ne se<28> fera jamais. Je ne puis aller en France; mais avec un congé vous pouvez vous rendre ici, sans que vos Académies aient à s'en plaindre. Combien de secrétaires perpétuels ont fait des absences! Et je crois l'air de ce pays très-convenable à votre santé. Que je vous voie avant de mourir, et que je puisse encore vous assurer de mon estime, voilà mes souhaits. Sur ce, etc.
27-a Voyez t. XXIII, p. 373 et 390.
27-b L. c., p. 428.