ÉPITRE XIV. A SWEERTS.194-a SUR LES PLAISIRS.
De nos brillants plaisirs aimable directeur,
O vous qui gouvernez au gré du spectateur
Les jeux de Terpsichore et ceux de Polymnie,
Les pleurs de Melpomène et les ris de Thalie,
Lequel de ces plaisirs pourrait, selon nos vœux,
Contribuer le plus à faire des heureux?
Serait-ce, dites-moi, la joie impétueuse,
Du brillant carnaval fille si dangereuse,
Si chère à nos galants, si funeste aux époux,
Lorsque sous plus d'un masque on voit de jeunes fous
Suivre les étendards du beau dieu de Cythère,
Enflammés de ses feux, prompts à se satisfaire,
Sauter, tourbillonner au son des instruments,
Et s'enivrer enfin de cent plaisirs bruyants?
L'aurore, en plein hiver si lente et si tardive,
Paraît selon leurs vœux trop prompte et trop active,
Quoique de leur amour le rapide roman
Souvent dans un quart d'heure ait dégoûté l'amant.
<168>Aimeriez-vous plutôt qu'on préférât la scène
Où Molière traça de sa naïve veine
De nos bizarres mœurs l'humiliant tableau?
« Cherchez, me dites-vous, un spectacle nouveau,
Allez à ce palais enchanteur et magique
Où l'optique, la danse et l'art de la musique
De cent plaisirs divers ne forment qu'un plaisir;
Ce spectacle est de tous celui qu'il faut choisir.
C'est là que l'Astrua195-a par son gosier agile
Enchante également et la cour et la ville,
Et que Felicino195-a par des sons plus touchants
Sait émouvoir les cœurs au gré de ses accents;
C'est là que Marianne,195-a égale à Terpsichore,
Entend tous ces bravos dont le public l'honore;
Ses pas étudiés, ses airs luxurieux,
Tout incite aux désirs nos sens voluptueux. »
Je vous entends. Sachez que dans le fond de l'âme
J'aime tous ces plaisirs qu'un faux mystique blâme;
Ami des sentiments des épicuriens,
Je laisse la tristesse aux durs stoïciens;
Si comme Thèbe, hélas! notre âme avait cent portes.
J'y laisserais entrer les plaisirs en cohortes.
Tout le monde, après tout, ne pense pas ainsi :
J'ai vu d'outrés chasseurs, en haussant le sourcil,
Bâiller et s'endormir au sein de ces merveilles;
Nul son ne peut flatter leurs stupides oreilles,
Leur esprit, occupé de cerfs, de sangliers,
Au lieu de voir Cinna, rêvait aux lévriers.
J'ai vu sur vos gradins frémir d'impatience
Plus d'un vieil Harpagon rêvant à la finance,
<169>Pressé de visiter ses serrures, ses huis,
Et de compter tout seul ses sacs pleins de louis.
Vous savez qu'au spectacle un certain fils d'Euclide
S'avisa d'égayer son cerveau trop aride;
Sans entendre, sans voir et même sans parler,
Il se mit, en rêvant, d'abord à calculer
Les effets de la voix, l'espace de la salle,
Le théâtre, l'optique et le grand cintre ovale;
Cela fait, ne trouvant rien de touchant pour lui,
Et se sentant glacé de dégoût et d'ennui,
Sans qu'il eût vu finir un acte (est-il croyable?),
Il sortit brusquement, donnant le tout au diable.196-a
Quel feu n'anime point toutes nos actions
Lorsqu'on nous voit servir nos propres passions!
Mais nous sommes glacés pour les plaisirs des autres.
Si notre instinct nous force à préférer les nôtres,
Tolérons dans chacun ses propres sentiments :
Comme les traits de l'homme, ils sont tous différents.
Oui, bénissons plutôt la sage Providence,
Qui, suffisant à tout avec tant d'abondance,
Ayant à l'infini varié tous nos goûts,
Pourvoit en même temps à les contenter tous;
Sans quoi ces doux plaisirs, seuls charmes de ce monde,
Seraient pour les humains une source féconde
De jalouses fureurs, de démêlés cruels;
On verrait à la fin les malheureux mortels
Pour satisfaire un goût ensanglanter la terre,
Et le plaisir ferait le sujet de la guerre.
Pensez-vous donc qu'il faut aux hommes fainéants
Des plaisirs merveilleux pour chatouiller leurs sens?
Que, manquant de spectacle ou de feux d'artifice,
Ils ont droit d'accuser le destin d'injustice?
La nature attentive en tout temps a voulu
Suffire à nos besoins et même au superflu :
Elle transforme au sein des misères humaines
En désirs les besoins, en voluptés les peines;
<170>C'est d'elle que nous vient le charme de l'amour,
Aussi doux pour Colin que pour l'homme de cour;
C'est d'elle que nous vient le sommeil délectable,
Secours voluptueux, au corps si favorable;
Dans une ardente soif trouvez un clair ruisseau,
C'est boire du nectar que d'avaler son eau;
Quand le Lion brûlant nous fait rechercher l'ombre,
Quel bien de respirer l'air frais dans un bois sombre,
Sur le duvet des prés couché nonchalamment,
De laisser son esprit errer tranquillement!
Mais enfin quel spectacle approche de l'aurore?
La nuit fuit, et bientôt un beau pourpre colore
Un tiers de l'horizon aux bords de l'orient;
On voit pâlir les feux du vaste firmament,
Le brouillard se dissipe, et du haut des montagnes
Quelques faibles rayons vont dorer les campagnes :
Zéphyre en voltigeant vient agiter les fleurs,
Un instinct de plaisir s'empare de nos cœurs,
Le monde est renaissant, l'astre de la lumière
Remplit de son éclat sa brillante carrière,
Des flambeaux de la nuit ses rayons triomphants
Paraissent et plus purs et plus étincelants.
Dites, par quel prestige ou bien par quel miracle
L'art pourra-t-il jamais atteindre à ce spectacle?
Et par quelles couleurs peindrez-vous du soleil
La pompe fastueuse et l'éclat sans pareil?
Graun198-a n'imitera point, quoiqu'il soit un grand maître,
Le doux gazouillement si simple et si champêtre
Du tendre rossignol et des chantres des bois,
Quand l'aube d'un beau jour semble exciter leurs voix.
Une nymphe à quinze ans de sa beauté parée
A vos visages peints doit être préférée;
Malgré le vermillon, les pompons et le fard,
La nature a le droit de triompher de l'art.
<171>Tels sont les doux plaisirs d'une vie innocente.
Si leur simplicité vous paraît moins brillante
Que vos fêtes, vos jeux, où tout est cadencé,
Sachez qu'étant unis ils n'ont jamais lassé;
Ils sont comme un ruisseau qui voit couler sans peine
Son onde de cristal sur l'argentine arène;
Il embellit les prés, en les rendant féconds,
Il ne se vante point de ses superbes ponts,
Et sans avoir l'honneur qu'ont les grandes rivières
De porter des bateaux décorés de bannières
Et de laver les murs des plus grandes cités,
Où par nos bons Germains leurs flots sont insultés,
Sa course moins gênée en est bien plus égale.
Goûtez de ces plaisirs qu'enseigne ma morale,
Les remords dévorants ne les suivent jamais,
On en jouit sans trouble, on les prend sans excès,
On y revient toujours lorsqu'on est las des vôtres.
Dans tout âge nos goûts sont succédés par d'autres :
Le printemps nous soumet à l'inconstant amour,
La gloire, en notre été, sur nous règne à son tour,
Dans l'automne souvent l'intérêt en ordonne,
Et l'hiver de nos jours se plaint, gronde, raisonne.199-a
Des visages ridés, des cheveux blanchissants
Sont honteux d'arborer tous vos déguisements,
Dans la décrépitude il siérait bien sans doute
D'endosser sans désirs le masque et la bahoute;199-b
L'amour n'a plus pour eux ni flèches ni carquois,
Et la caducité n'en reçoit plus de lois;
L'amour aux cœurs glacés paraît une folie,
En les abandonnant, l'amour les humilie,
Ils blasphèment les dieux qu'ils avaient adorés,
Ils ne sont qu'impuissants et non pas modérés.
Sans passions, adieu vos galantes merveilles :
<172>Les sens sont comme sourds au rapport des oreilles.
Les yeux sont-ils frappés des objets les plus beaux,
C'est l'ombre d'un palais qui se peint sur les eaux,
Tandis que chaque flot, d'une course légère,
Emporte, en s'échappant, cette ombre passagère :
Ainsi pour un vieillard passent les voluptés.
Jouissons des plaisirs sans en être entêtés.
Sweerts, heureux qui s'en va, reprenant sa houlette,
Retrouver ses jardins, ses bois et sa retraite,
Après que sur la scène il a vu dans un camp
Amollir par des pleurs le fier Coriolan,200-a
Ou sauver au milieu de la Grèce assemblée
La triste Iphigénie200-a au point d'être immolée.
Tout ce brillant fracas à la fin assourdit,
Et l'homme dissipé lui-même s'étourdit.
Dans une vie errante et presque vagabonde.
Suivez le tourbillon de la cour ou du monde :
Toujours embarrassé d'affairés fainéants,
Profondément rempli de cent riens importants,
Et sans cesse entraîné par le torrent rapide
Des plaisirs répétés dont la mode décide,
De cette oisiveté prompt à vous infecter,
Sans vivre, sans penser, réduit à végéter,
Au grand monde, au spectacle empressé de paraître,
Vous vous fuiriez, de crainte un jour de vous connaître.
Qui veut s'étudier doit chercher le repos :
Là, seul avec lui-même, il peut voir ses défauts,
C'est ainsi de son temps que doit user le sage;
De l'art de se connaître il fait l'apprentissage,
Et dans un examen souvent trop odieux,
Vainqueur des préjugés qui fascinaient ses yeux,
Il foule sous ses pieds l'artificieux masque
<173>Qui cachait ses travers ou son humeur fantasque,
Repousse l'amour-propre en son cœur renaissant,
Qui flatte ses désirs et blesse en caressant.
Je vois que vous pensez que toute comédie
Reprend le ridicule et réforme la vie.
Oui, mais ce jeu plaisant, quelquefois trop bouffon,
Effleure nos défauts, sans attaquer le fond;
On y cherche un bon mot qu'aiguise la satire,
Ce n'est point un sermon, au théâtre on veut rire.
Montrez-moi, s'il se peut, un mortel vicieux
Que votre comédie ait rendu vertueux;
Non, cet auguste emploi ne fut point son partage,
Qui veut se corriger trouve un pénible ouvrage;
C'est le combat interne et la réflexion
Qui nous font approcher de la perfection.
Oui, notre vrai bonheur et notre récompense,
C'est d'établir la paix dans notre conscience;
Sweerts, de vos vains plaisirs on ne doit s'occuper
Que lorsque du travail il faut se dissiper.
A Potsdam, 25 août 1749.
194-a Ernest-Maximilien Sweerts, baron de Reist, directeur des spectacles à Berlin, y mourut en 1767, à l'âge de quarante-sept ans.
195-a La signora Giovanna Astrua, cantatrice à l'opéra, vint de Naples à Berlin dans le mois de mai 1747; elle quitta le théâtre de cette dernière ville en 1757.
Le chanteur Felicino Salimbeni, né à Milan vers l'an 1712, s'engagea en 1744 à l'opéra de Berlin, qu'il quitta dans l'automne de l'année 1750.
Marianne Cochois, sœur de Babet Cochois, marquise d'Argens, était une des premières danseuses de l'opéra de Berlin.
La célèbre Barberina, favorite du Roi et du public depuis 1744, était tombée en disgrâce et avait quitté le théâtre dans l'été de 1748.
196-a Voyez t. IX, p. 74.
198-a Charles-Henri Graun, qui fut vingt-cinq ans maître de chapelle du Roi, naquit à Wahrenbrück en Saxe, et mourut à Berlin le 8 août 1759, âgé de cinquante-cinq ans.
199-a Gronde et raisonne. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 260.)
199-b Espèce de manteau ou de voile recouvrant la tète, la figure et les mains, dont les femmes t'ont usage en Italie dans les mascarades du carnaval, et qu'on appelle en italien bautta.
200-a Allusion à Iphigénie en Aulide, 1748, et à Coriolan, 1749, opéras de Graun dont les paroles furent composées par le Roi lui-même. Il tira une partie du premier de l'Iphigénie de Racine, et imita d'Euripide la fin de la pièce. Quant à l'opéra de Coriolan, voyez la lettre de Frédéric au comte Algarotti, du 6 septembre 1749.