38. DE VOLTAIRE.

(Cirey) janvier 1738.

Monseigneur, je reçois à la fois les plus agréables étrennes qu'on ait jamais reçues : deux bons gros paquets de V. A. R., l'un venant par la voie de M. Thieriot, l'autre par celle de M. Plötz, capitaine dans votre<151> régiment, qui m'adresse son paquet de Lunéville. C'est par ce même M. Plötz que j'ai l'honneur de faire réponse à V. A. R., le même jour ou plutôt la même nuit; car j'ai passé une bonne partie de cette nuit à lire vos vers que ces deux paquets contiennent, et la prose très-instructive sur la Russie.

Soyez bien sûr, monseigneur, que vos vers font grand tort à cette prose, et que nous aimons mieux quatre rimes signées Federic que tout le détail de l'empire des Russes, que l'Histoire universelle. Ce n'est pas parce que ces vers louent Émilie et moi, ce n'est pas par l'honneur qu'ont ces vers français d'être de la façon d'un héritier d'une couronne d'Allemagne; la vérité est qu'il y en a réellement beaucoup de très-jolis, de très-bien faits, et du meilleur ton du monde. Madame du Châtelet, qui, jusqu'à présent, n'a été que philosophe, va devenir poëte pour vous répondre. Pour moi, je suis si plein de vos présents, monseigneur, que je ne sais de quoi vous parler d'abord. Nous n'avons pu encore lire le tout que très-rapidement; mais, au premier coup d'œil, nous avons donné la préférence à la petite pièce en vers de huit syllabes,151-a qui est un parallèle de votre vie retirée et libre avec celle qu'il faudra malheureusement que vous meniez un jour.

Je suis persuadé d'une chose; dites-moi si je me trompe; c'est que cet ouvrage vous a moins coûté que les autres. Il respire la facilité de génie, l'aisance, les grâces. Il me paraît, de plus, que c'est de tous les styles celui qui convient peut-être le mieux à un prince tel que vous, parce qu'il est plein de cette liberté et de ces agréments que vous répandez dans la société qui a l'honneur de vous entourer. Ce style ne sent point le travail d'un homme trop occupé de la poésie. Les autres ouvrages ont leur prix; j'aurai l'honneur de vous en parler dans ma première lettre; mais celui-ci sera le saint du jour. Il n'y a<152> que très-peu de fautes, qui ont échappé à la vivacité du royal écrivain, et qui sont les fautes des doigts et non de l'esprit. Par exemple :

J'ause profiter de la vie,
Sans craindre les tres de l'envie.

Votre main rapide a mis là j'ause pour j'ose et tres pour traits, matein pour matin, etc. Vous faites amitié de quatre syllabes, ce mot n'est que de trois; vous faites carrière de trois syllabes, ce mot n'en a que deux. Voilà des observations telles qu'en ferait le portier de l'Académie française; mais, monseigneur, c'est que je n'en ai guère d'autres à vous faire. Je raccommode une boucle à vos souliers, tandis que les Grâces vous donnent votre chemise et vous habillent.

Ce qui me fait encore, du moins jusqu'à présent, donner la préférence à cet ouvrage, c'est qu'il est la peinture naïve de la vie que vous menez. Il me semble que je suis de la cour de V. A. R., que j'ai le bonheur de l'entendre et de lui exposer mes doutes sur les sciences qu'elle cultive. D'ailleurs Cirey est la petite image de Remusberg; mon héroïne vit comme mon héros. J'allais vous parler, monseigneur, de l'Épître que V. A. R. lui adresse; mais je ferais trop de tort à tous deux de parler pour elle.

Digne de vous parler, digne de vous entendre,
Seule elle peut répondre à vos charmants écrits;
Et c'est à cette Thalestris
D'entretenir cet Alexandre.

Que j'aurai encore de remercîments à faire à V. A. R. sur la lettre à M. Duhan, à M. Pesne! Je n'ose à peine parler des vers que vous daignez m'adresser. Quelle récompense pour moi, monseigneur, quel encouragement pour mériter, si je peux, vos bontés! Laissez-moi, s'il vous plaît, me recueillir un peu; ma tête est ivre. J'aurai l'honneur de vous parler de tout cela quand je serai de sang-froid.

Pour me désenivrer, je viens vite à la prose, aux éclaircissements<153> sur la Russie, que vous avez daigné faire parvenir jusqu'à moi, et dont j'étais extrêmement en peine.

Ils ont l'air d'être écrits par un homme bien au fait, et qui connaît bien l'intérieur du pays. Je ne suis point étonné de voir dans le czar Pierre Ier les contrastes qui déshonorent ses grandes qualités; mais tout ce que je peux dire pour excuser ce prince, c'est qu'il les sentait. Un bourgmestre d'Amsterdam le louait un jour de ce qu'il voulait réformer sa nation : « J'y aurai beaucoup de peine, répondit le Czar; mais j'ai un plus grand ouvrage à entreprendre. - Eh! quel est-il? dit le Hollandais. - C'est de me réformer moi-même, » reprit le Czar. Je conviens, monseigneur, que c'était un barbare; mais enfin c'est un barbare qui a créé des hommes, c'est un barbare qui a quitté son empire pour apprendre à régner, c'est un barbare qui a lutté contre l'éducation et contre la nature. Il a fondé des villes, il a joint des mers par des canaux; il a fait connaître la marine à un peuple qui n'en avait pas d'idée; il a voulu même introduire la société chez des hommes insociables.

Il avait de grands défauts, sans doute; mais n'étaient-ils pas couverts par cet esprit créateur, par cette foule de projets tous imaginés pour la grandeur de son pays, et dont plusieurs ont été exécutés? n'a-t-il pas établi les arts? n'a-t-il pas, enfin, diminué le nombre des moines? V. A. R. a grande raison de détester ses vices et sa férocité; vous haïssez dans Alexandre, dont vous me parlez, le meurtrier de Clitus; mais n'admirez-vous pas le vengeur de la Grèce, le vainqueur de Darius, le fondateur d'Alexandrie? ne songez-vous pas qu'il vengeait les Grecs de l'insolent orgueil des Perses, qu'il fondait des villes qui sont devenues le centre du commerce du monde, qu'il aimait les arts, qu'il était le plus généreux des hommes? Le Czar, dites-vous, monseigneur, n'avait pas la valeur de Charles XII. Cela est vrai; mais enfin ce czar, né avec peu de valeur, a donné des batailles, a vu bien<154> du monde tué à ses côtés, a vaincu en personne le plus brave homme de la terre. J'aime un poltron qui gagne des batailles.

Je ne dissimulerai pas ses fautes, mais j'élèverai le plus haut que je pourrai, non seulement ce qu'il a fait de grand et de beau, mais ce qu'il a voulu faire. Je voudrais qu'on eût jeté au fond de la mer toutes les histoires qui ne nous retracent que les vices et les fureurs des rois. A quoi servent ces registres de crimes et d'horreurs, qu'à encourager quelquefois un prince faible à des excès dont il aurait honte, s'il n'en voyait des exemples? La fraude et le poison coûteront-ils beaucoup à un pape, quand il lira qu'Alexandre VI s'est soutenu par la fourberie, et a empoisonné ses ennemis?

Plût à Dieu que nous ne connussions des princes que le bien qu'ils ont fait! L'univers serait heureusement trompé, et peut-être nul prince n'oserait donner l'exemple d'être méchant et tyrannique.

Je serai probablement obligé de parler de l'impératrice Marthe, nommée, depuis, Catherine, et du malheureux fils de ce féroce législateur. Oserai-je supplier V. A. R. de me procurer quelque connaissance sur la vie de cette femme singulière, sur les mœurs et sur le genre de mort du czarowitz? J'ai bien peur que cette mort ne ternisse la gloire du Czar. J'ignore si la nature a défait un grand homme d'un fils qui ne l'eût pas imité, ou si le père s'est souillé d'un crime horrible.

Infelix, utcunque ferent ea fata nepotes!154-a

V. A. R aura-t-elle la bonté de joindre ces éclaircissements à ceux dont elle m'a déjà honoré? Votre destin est de me protéger et de m'instruire, etc.


151-a Voyez t. XIV, p. 23-28.

154-a Virgile, Énéide, liv. VI, v. 823.