6. AU MÊME.
Remusberg, 19 mai 1740.
A ma muse vive et légère
Ne fais pas trop d'attention;
Mes vers ne sont faits que pour plaire,
Et non pour la dissection.
Vous entrez dans un détail des Épîtres que je vous ai envoyées, mon cher Algarotti, qui me fait trembler. Vous examinez avec un microscope des traits grossiers qu'il ne faut voir que de loin et d'une manière superficielle. Je me rends trop justice pour ne pas savoir jusqu'où s'étendent mes forces. Indépendamment de ce que je viens de vous dire, vous trouverez dans cette lettre deux nouvelles Épîtres, l'une sur la nécessité de l'étude,14-a et l'autre sur l'infamie de la fausseté.14-b J'y ai ajouté un conte sur un mort qu'on n'a point enterré, puisqu'un prêtre avait promis sa résurrection.14-c Le fond de l'histoire est vrai au pied de la lettre, et semblable en tout à la manière dont je l'ai rapporté; l'imagination a achevé le reste.
<15>Vous, qui naquîtes dans ces lieux
Où Virgile parla le langage des dieux,
Qui l'apprîtes dès la nourrice,
Jugez avec plus de justice
De mes vers négligés et souvent ennuyeux.
Entouré de frimas, environné de glace,
La lyre tombe de mes mains.
Non, pour cultiver l'art d'Horace,
Il faut un plus beau ciel et de plus doux destins.
Je suis persuadé que la Vie de César que vous composez fera honneur à ce vainqueur des Gaules.
Ce généreux usurpateur
Me plaira mieux dans vos ouvrages
Qu'à Rome, au milieu des hommages
D'un peuple dont il fut vainqueur.
Comme je m'aperçois des délais de Pine, j'ai pris la résolution de faire imprimer l'Antimachiavel en Hollande, et je vous prie, en même temps, de vous informer combien coûteraient tous les caractères d'argent les plus beaux que l'on a, et qui font la collection d'une imprimerie complète. J'ai envie de les acheter, afin de faire imprimer la Henriade sous mes yeux.
De la bavarde Renommée
Prenant les ailes et la voix,
Du cygne de Cirey je louerai les exploits.
La Henriade relimée,
De nouvelles beautés sans cesse ranimée,
Jusqu'aux brahmanes des Chinois
Et des rives de l'Idumée
Volera, comme je prévois.
Je ne sais que répondre à votre charmante gazette, sinon que la nôtre, jusqu'à présent, ne fournit que des sujets tristes, et qu'elle pourrait, comme je le prévois et le crains, fournir dans peu des ma<16>tières encore plus tragiques. Ce qu'il y a de sûr, c'est que nous n'avons point de bals ni de mascarades, que nous ne conquérons point de royaumes; mais aussi n'avons-nous point de guerre. C'est à présent le temps de notre sommeil et de l'inaction. Il faut croire que, lorsqu'il aura duré son période, un autre lui succédera. Je sais bien que, pour ce qui me regarde, je souhaite avec beaucoup d'empressement que mon temps vienne de vous revoir. Vous êtes trop aimable pour qu'on puisse vous connaître sans vous désirer. Faites donc, je vous prie, que je puisse bientôt me satisfaire, et soyez persuadé que je suis plein d'estime et d'amitié pour vous. Adieu.
14-a Voyez t. XIV, p. 94-101.
14-b Voyez t. XI, p. 91-97.
14-c L. c., p. 116-121.