1. A M. JORDAN.55-a
(Mai 1738.)
Jordan, tout bon poëte et tout peintre fameux
Doit exceller surtout par le rapport heureux
Des traits hardis, frappants, dont brille son ouvrage.
Avec l'original dont il offre l'image.
Le peintre scrupuleux doit, dans tous ses portraits.
Imiter le maintien, le coloris, les traits,
Et les effets divers que produit la nature;
Le poëte, évitant des mots la vaine enflure,
De justes attributs habile à se saisir,
Doit posséder surtout l'art de bien définir :
Le jugement de l'un est le coup d'œil de l'autre.
On ne peint point Caton avec un patenôtre,
Ni saint Pierre en pourpoint, ni la Vierge en pompons;
Les modes ont leur temps, ainsi que les saisons.
Chaque âge différent porte son caractère :
L'un est vif et brillant, l'autre est triste et sévère;
Et comme chacun d'eux a d'autres passions,
Il faut pour chacun d'eux d'autres expressions.
Que, fuyant l'ignorance et fuyant la paresse,
Un rimeur n'aille point, plein d'une folle ivresse,
Dépeindre la Fortune ou stable, ou sans bandeau,
Ou dérober au Temps ses ailes et sa faux,
Ou donner à la Mort le teint frais d'un chanoine,
Confondre le nectar avec de l'antimoine;
Car, pour apprécier un ornement séant,
Un nain ne doit jamais lui paraître un géant.
Un Zoïle ignoré, fameux comme Voltaire,
<56>Broglio pris sans vert, un Condé qu'on révère.
Tout poëte et tout peintre, exact également,
Doit fuir surtout du faux le triste aveuglement.
Rigide observateur de toute bienséance,
Qu'il place les objets selon leur convenance;
Et qu'un roi sur le trône ait le sceptre à la main,
Que César soit vêtu comme un héros romain,
Que, choisissant le vrai dans l'air, dans l'attitude,
Un Érasme, un Jordan soit dépeint en étude,
S'appuyant sur un bras, l'œil vif, spirituel,
Et l'esprit au-dessus du monde sensuel,
Méditant gravement quelque phrase oratoire,
Empoignant le papier, la plume et l'écritoire ....
Muse, tout doucement. Sage, discret Jordan,
Plus aimable qu'Érasme, autant ou plus savant,
Mais plus gueux de beaucoup, grâce au destin peu sage
Qui réunit sur toi ton bien, ton équipage,
Qui de livres rongés t'a rendu l'héritier,
Sans feu, sans lieu, d'ailleurs, même sans encrier,
Ma muse ne pouvant chanter ton écritoire
Sans faire à nos neveux une imposture noire,
Mais n'en rendant pas moins hommage à tes vertus,
Elle te servira de ce que sert Plutus.
Reçois donc par mes mains l'instrument de ta gloire;
Aux enfants d'Apollon il sert de réfectoire;
De tout auteur savant fidèle compagnon,
Organe de qui veut faire afficher son nom,
Dans le greffe, au barreau, le commis, le notaire,
Et Bernard,56-1 et Fleury, Réaumur,56-a et Voltaire,
En font à leur honneur sortir l'encre à grands flots,
Et Rollin des anciens en tire les travaux.
Du fond de ton esprit je vois déjà d'avance
Découler des torrents de sublime science;
Je vois déjà, rangés sur mes rayons nouveaux,
De tes heureux écrits les gros in-folios,
Croître et multiplier, ainsi qu'une famille,
<57>Les livres projetés dont ton esprit fourmille;
Je te vois, éclipsé sous leurs nombreux monceaux,
Oublier d'Hans Carvel le merveilleux anneau,57-a
O Jordan! souviens-toi que toute étude est vaine,
Qu'on y perd et son temps, sa vigueur, et sa peine,
Enfin qu'on n'a rien fait en ces terrestres lieux,
Si Ton n'a point appris le secret d'être heureux.
Vous aurez la bonté de faire la critique de la pièce. Les hyperboles y sont outrées; mais je vous jure qu'il n'y a rien de plus sec et de plus aride que le sujet de l'écritoire que je vous envoie. Il aurait été beaucoup plus naturel de l'accompagner simplement de deux mots de prose; tout homme sensé en aurait usé ainsi. C'est à la métromanie que je dois reprocher cette sottise et bien d'autres que j'ai faites dans ma vie. Souhaitez-moi par reconnaissance que celle-ci soit la dernière.
55-a Voyez t. XIV, p. 52-55.
56-1 Le banquier. [Voyez t. I, p. 110.]
56-a Voyez t. I, p. XLIII.
57-a Voyez t. XIV, p. 54.