V. LETTRE D'ANAPISTÉMON.

J'ai lu votre lettre avec toute l'attention qu'elle mérite. J'ai été surpris de la multitude de raisons dont vous m'accablez. Vous avez résolu de me vaincre et de mener mes opinions enchaînées à votre char de triomphe. Je confesse qu'il y a beaucoup de force dans les motifs que vous employez pour me persuader, et que j'aurai de la peine à vous réfuter solidement. Pour me terrasser plus vite, vous dites que mon cœur est la dupe de mon esprit, que je plaide la cause de la paresse, que j'ennoblis ce vice en lui prêtant les apparences séduisantes de la modération ou de quelque vertu semblable. Eh bien, je conviens donc avec vous que l'oisiveté est un défaut, qu'il faut être serviable et officieux envers tout le monde, que, sans aimer le peuple comme on aime ses proches, on doit non seulement s'intéresser à son bien-être, mais encore lui être utile autant que l'on peut. Je comprends qu'il ne saurait arriver de malheur à la masse générale à laquelle j'appartiens, sans que les effets en rejaillissent sur moi, ni que les particuliers souffrent, sans que l'État y perde.

Je vous donne gain de cause sur tous ces articles; je vous accorde encore en sus que ceux qui ont part à l'administration publique jouissent d'une partie de l'autorité souveraine; mais que m'importe tout cela? Je suis sans vanité et sans ambition. Quel motif aurais-je pour me charger d'un fardeau que je n'ai pas <226>envie de porter, et pour m'ingérer dans les affaires, quand je vis heureux sans que la pensée de m'en mêler me vienne dans l'esprit? Vous avouez que l'ambition outrée est vicieuse. Vous devez donc m'applaudir de ce que je n'y donne pas, et ne point exiger que j'abandonne ma douce tranquillité pour m'exposer de gaieté de cœur à tous les caprices de la fortune. Ah! mon cher ami, à quoi pensez-vous en me donnant de tels conseils? Représentez-vous des plus vives couleurs la dureté du joug que vous voulez m'imposer, quel désagrément il entraîne, et quelles en sont les suites fâcheuses. Dans l'état où je me trouve, je ne suis comptable de ma conduite qu'à moi-même, je suis le seul juge de mes actions, je jouis d'un revenu honnête, je n'ai pas besoin de gagner ma vie à la sueur de mon corps, comme vous assurez qu'il a été ordonné à nos premiers parents. Par quelle folie, jouissant de la liberté, me rendrai-je donc responsable de ma conduite envers d'autres? Sera-ce par vanité? Je ne la connais pas. Sera-ce pour tirer des gages? Je n'en ai pas besoin. J'irai donc sans raison quelconque me mêler d'affaires qui ne me regardent point, désagréables, pénibles, fatigantes, et qui demandent une activité laborieuse; et j'entreprendrais tous ces travaux, pourquoi? Pour me soumettre au jugement de quelque supérieur dont je n'ai ni l'envie ni la volonté de dépendre? Et ne voyez-vous pas la multitude des personnes qui sollicitent des emplois? Pourquoi voulez-vous me mettre de leur nombre? Que je serve ou que je ne serve pas, les choses en iront également leur train. Mais de grâce souffrez qu'à ces raisons j'en ajoute une plus forte encore. Enseignez-moi le pays de l'Europe où le mérite est toujours sûr d'être récompensé. Montrez-moi celui où ce mérite est connu, où on lui rend justice. Ah! qu'il est fâcheux, après avoir sacrifié son temps, son repos, sa santé dans les emplois, d'être mis de côté, ou d'essuyer des disgrâces encore plus révoltantes! Les exemples de pareilles infortunes se présentent en foule à ma mémoire. Si vos éperons m'encouragent aux travaux, cette bride m'arrête sur-le-champ. Vous devez juger par ce langage sincère que je ne vous déguise rien; je vous ouvre mon cœur en ami, je vous expose toutes les raisons qui ont fait impression sur mon esprit, d'autant plus que ce n'est pas nous qui <227>disputons : chacun expose son opinion, c'est à la plus solide à l'emporter. Je m'attends bien que vous ne demeurerez point en reste, et que dans peu vous me donnerez matière à de nouvelles réflexions; ce qui vous vaudra une nouvelle réponse de ma part. Je suis avec une tendre estime, etc.