<54>tecteurs qui savent reconnaître leurs services. On ne cesse de s'étonner de leurs témérités hardies, mais ils trouvent un asile dans leur obscurité. Ce qui les sauve, c'est le dédain avec lequel les hommes opulents et superbes traitent leurs libelles; leurs clameurs font un bruit discordant qui se dissipe dans l'air; ils me paraissent comme des mouches qui s'amusent à piquer un éléphant.

Il y a quelque temps que je voyageais en Hollande; passant par une ville, je fus obligé de m'arrêter dans une auberge; j'y vis entrer un homme assez bien vêtu qui avait la mine fière et le maintien imposant; il regardait avec un air de dédain ceux qui l'environnaient, et semblait prendre le genre humain en pitié. Je le pris pour un de ces messieurs qui représentent deux ou trois fois la semaine les rois sur le théâtre, et qui, à force de jouer ce rôle, croient enfin être rois en effet. La singularité de ce personnage me donna la curiosité de savoir qui il était; l'hôte, qui le connaissait, me dit : C'est un homme plus important que vous ne croyez; il a la faculté de faire et de défaire les réputations, mais, à l'exemple des conquérants, il est plus occupé à détruire qu'à élever. Il vit de sa plume, comme les cultivateurs, de leurs champs; ses meubles, ses vêtements, sa nourriture, tout est acquis aux dépens des grands seigneurs qu'il immole à leurs concurrents; il fait à peu près comme feu le cardinal de Polignac, qui, dit-on, sacrifiait au pape, pour chaque antiquea qu'il avait la permission d'envoyer à Paris, quelque évêque janséniste qu'il faisait exiler; notre homme, de même, n'a pas un meuble dont il ne puisse nommer celui aux dépens de la réputation duquel il l'a acquis; il roule un grand projet dans sa tête, et s'il lui réussit, il ne voudra troquer sa fortune ni avec Taxeraa ni avec Schwartzau.a - Et peut-on savoir, dis-je, quel est ce merveilleux projet? Il s'agit, dit l'hôte, d'une bonne satire contre un


a Frédéric avait acheté la collection d'antiques du cardinal Melchior de Polignac, mort le 20 novembre 1741. Voyez les lettres à Jordan et à Voltaire, du 21 septembre et du 18 novembre 1742. Voyez aussi t. VIII, p. 282.

a Taxera, ou plutôt Teixeira de Mattos, et Schwartzau (ce dernier nom formé par corruption du nom espagnol Suasso) étaient de riches juifs portugais qui vivaient à Amsterdam à la fin du dix-septième siècle. Schwartzau est déjà mentionné t. I, p. 115.