<235>J'entendis, il y a quelque temps, un homme de lettres disserter sur ce sujet; je me plaisais à l'écouter; tout ce qu'il disait s'insinuait avec tant de facilité dans mon esprit, qu'il me semblait l'avoir imaginé moi-même. Ces idées élevaient mon âme; ma vanité se complaisait quand je pensais que, cessant d'être le sujet obscur d'un petit État, je pouvais m'envisager désormais comme citoyen de l'univers; je devenais incontinent Chinois, Anglais, Turc, Français, Grec, selon qu'il plaisait à ma fantaisie. Mon imagination parcourait toutes ces nations en idée. Je me transportais tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre, et je m'arrêtais auprès de celle où je me plaisais le plus. Mais il me semble déjà vous entendre. Vous voudrez encore faire évanouir ce rêve agréable dont je m'occupe. Il sera facile de le dissiper, mais qu'y gagnerai-je? Les illusions qui nous charment ne valent-elles pas mieux que de tristes vérités qui nous répugnent? Je sais combien il est difficile de vous faire changer d'opinions; elles tiennent à des raisons si profondes, elles sont cramponnées dans votre esprit par tant d'arguments qui les y attachent, que j'essayerais en vain de les en arracher. Votre vie est une méditation continuelle; la mienne coule doucement, je me contente de jouir, j'abandonne les réflexions aux autres, je suis satisfait si je parviens à m'amuser et à me distraire. Voilà ce qui vous donne tant d'avantages sur moi, principalement lorsqu'il s'agit de traiter de matières graves qui exigent beaucoup de combinaisons. Je me prépare donc à vous voir armé de toutes pièces pour me forcer dans mes derniers retranchements. Je prévois qu'il faudra que je renonce au système d'indépendance que je m'étais si commodément arrangé, et que vos arguments vainqueurs m'obligeront de me tracer un nouveau plan de conduite plus conforme aux devoirs de ma condition que celui que j'avais suivi jusqu'à présent.

Mais il s'élève sans cesse de nouveaux doutes en mon esprit. Vous êtes le médecin auquel je confie les maux de mon âme; c'est à vous à les guérir. Vous m'avez parlé d'un pacte social; personne ne me l'a fait connaître. Si ce contrat existe, jamais je ne l'ai signé. Selon vous, je suis engagé avec la société; je l'ignore. Je dois acquitter selon vous une dette; à qui? A la patrie. Pour quel capital? Je n'en sais rien. Qui m'a prêté ce