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CHAPITRE III.

Le quinzième siècle, où vivait Machiavel, tenait encore à la barbarie : alors, on préférait la funeste gloire des conquérants, et ces actions frappantes qui imposent un certain respect par leur grandeur, à la douceur, à l'équité, à la clémence et à toutes les vertus; à présent, je vois qu'on préfère l'humanité à toutes les qualités d'un conquérant, et l'on n'a plus guère la démence d'encourager par des louanges des passions cruelles qui causent le bouleversement du monde.

Je demande ce qui peut porter un homme à s'agrandir, et en vertu de quoi il peut former le dessein d'élever sa puissance sur la misère et sur la destruction d'autres hommes, et comment il peut croire qu'il se rendra illustre en ne faisant que des malheureux. Les nouvelles conquêtes d'un souverain ne rendent pas les États qu'il possédait déjà plus opulents ni plus riches, ses peuples n'en profitent point, et il s'abuse s'il s'imagine qu'il en deviendra plus heureux. Combien de princes ont fait, par leurs généraux, conquérir des provinces qu'ils ne voient jamais! Ce sont alors des conquêtes en quelque façon imaginaires, et qui n'ont que peu de réalité pour les princes qui les ont fait faire; c'est rendre bien des gens malheureux pour contenter la fantaisie d'un seul homme qui souvent ne mériterait pas seulement d'être connu.

Mais supposons que ce conquérant soumette tout le monde à sa domination. Ce monde bien soumis, pourra-t-il le gouverner? Quelque grand prince qu'il soit, il n'est qu'un être très-borné; <70>à peine pourra-t-il retenir le nom de ses provinces, et sa grandeur ne servira qu'à mettre en évidence sa véritable petitesse.

Ce n'est point la grandeur du pays que le prince gouverne qui lui donne de la gloire, ce ne seront pas quelques lieues de plus de terrain qui le rendront illustre, sans quoi ceux qui possèdent le plus d'arpents de terre devraient être les plus estimés.

L'erreur de Machiavel sur la gloire des conquérants pouvait être générale de son temps, mais sa méchanceté ne l'était pas assurément. Il n'y a rien de plus affreux que certains moyens qu'il propose pour conserver des conquêtes; à les bien examiner, il n'y en aura pas un qui soit raisonnable ou juste. « On doit, dit ce méchant homme, éteindre la race des princes qui régnaient avant votre conquête. » Peut-on lire de pareils préceptes sans frémir d'horreur et d'indignation? C'est fouler aux pieds tout ce qu'il y a de saint et de sacré dans le monde; c'est ouvrir à l'intérêt le chemin de tous les crimes. Quoi! si un ambitieux s'est emparé violemment des États d'un prince, il aura le droit de le faire assassiner, empoisonner! Mais ce même conquérant, en agissant ainsi, introduit une pratique dans le monde qui ne peut tourner qu'à sa ruine; un autre, plus ambitieux et plus habile que lui, le punira du talion, envahira ses États, et le fera périr avec la même cruauté qu'il fit périr son prédécesseur. Le siècle de Machiavel n'en fournit que trop d'exemples : ne voit-on pas le pape Alexandre VI prêt d'être déposé pour ses crimes, son abominable bâtard César Borgia dépouillé de tout ce qu'il avait envahi, et mourant misérablement, Galéas Sforce assassiné au milieu de l'église de Milan, Louis Sforce l'usurpateur mort en France dans une cage de fer, les princes d'York et de Lancastre se détruisant tour à tour, les empereurs de Grèce assassinés les uns par les autres, jusqu'à ce qu'enfin les Turcs profitèrent de leurs crimes, et exterminèrent leur faible puissance? Si aujourd'hui, parmi les chrétiens, il y a moins de révolutions, c'est que les principes de la saine morale commencent à être plus répandus; les hommes ont plus cultivé leur esprit, ils en sont moins féroces, et peut-être est-ce une obligation qu'on a aux gens de lettres qui ont poli l'Europe.

La seconde maxime de Machiavel est que le conquérant doit <71>établir sa résidence dans ses nouveaux États. Ceci n'est point cruel, et paraît même assez bon à quelques égards; mais l'on doit considérer que la plupart des États des grands princes sont situés de manière qu'ils ne peuvent pas trop bien en abandonner le centre sans que tout l'État s'en ressente; ils sont le premier principe d'activité dans ce corps, ainsi ils n'en peuvent quitter le centre sans que les extrémités ne languissent.

La troisième maxime de politique est, « Qu'il faut envoyer des colonies pour les établir dans les nouvelles conquêtes, qui serviront à en assurer la fidélité. » L'auteur s'appuie sur la pratique des Romains; mais il ne songe pas que si les Romains, en établissant des colonies, n'avaient pas aussi envoyé des légions, ils auraient bientôt perdu leurs conquêtes; il ne songe pas que, outre ces colonies et ces légions, les Romains savaient encore se faire des alliés. Les Romains, dans l'heureux temps de la république, étaient les plus sages brigands qui aient jamais désolé la terre; ils conservaient avec prudence ce qu'ils acquirent avec injustice; mais enfin il arriva à ce peuple ce qui arrive à tout usurpateur : il fut opprimé à son tour.

Examinons à présent si ces colonies pour l'établissement desquelles Machiavel fait commettre tant d'injustices à son prince, si ces colonies sont aussi utiles que l'auteur le dit. Ou vous envoyez dans le pays nouvellement conquis de puissantes colonies, ou vous y en envoyez de faibles. Si ces colonies sont fortes, vous dépeuplez votre État considérablement, et vous chassez un grand nombre de vos nouveaux sujets, ce qui affaiblit vos forces. Si vous envoyez des colonies faibles dans ce pays conquis, elles vous en garantiront mal la possession; ainsi vous aurez rendu malheureux ceux que vous chassez, sans y profiter beaucoup.

On fait donc bien mieux d'envoyer des troupes dans les pays que l'on vient de se soumettre, lesquelles, moyennant la discipline et le bon ordre, ne pourront point fouler les peuples, ni être à charge aux villes où on les met en garnison. Cette politique est meilleure, mais elle ne pouvait être connue du temps de Machiavel : les souverains n'entretenaient point de grandes armées : les troupes n'étaient pour la plupart qu'un amas de bandits, qui pour l'ordinaire ne vivaient que de violences et de rapines; on ne <72>connaissait point alors ce que c'était que des troupes continuellement sous le drapeau en temps de paix, des étapes, des casernes, et mille autres règlements qui assurent un État pendant la paix, et contre ses voisins, et même contre les soldats payés pour le défendre.

« Un prince doit attirer à lui et protéger les petits princes ses voisins, semant la dissension parmi eux afin d'élever ou d'abaisser ceux qu'il veut. » C'est la quatrième maxime de Machiavel, et c'est ainsi qu'en usa Clovis, le premier roi barbare qui se fit chrétien. Il a été imité par quelques princes non moins cruels; mais quelle différence entre ces tyrans et un honnête homme qui serait le médiateur de ces petits princes, qui terminerait leurs différends à l'amiable, qui gagnerait leur confiance par sa probité, et par les marques d'une impartialité entière dans leurs démêlés et d'un désintéressement parfait pour sa personne! Sa prudence le rendrait le père de ses voisins au lieu de leur oppresseur, et sa grandeur les protégerait au lieu de les abîmer.

Il est vrai, d'ailleurs, que des princes qui ont voulu élever d'autres princes avec violence se sont abîmés eux-mêmes; notre siècle en a fourni deux exemples. L'un est celui de Charles XII, qui éleva Stanislas sur le trône de Pologne, et l'autre est plus récent.79-a Je conclus donc que l'usurpateur ne méritera jamais de gloire, que les assassinats seront toujours abhorrés du genre humain, que les princes qui commettent des injustices et des violences envers leurs nouveaux sujets s'aliéneront tous les esprits au lieu de les gagner, qu'il n'est pas possible de justifier le crime, et que tous ceux qui en voudront faire l'apologie raisonneront aussi mal que Machiavel. Tourner l'art du raisonnement contre le bien de l'humanité, c'est se blesser d'une épée qui ne nous est donnée que pour nous défendre.


79-a Voyez t. II, p. 5.