<31>

II. DISSERTATION SUR L'INNOCENCE DES ERREURS DE L'ESPRIT.[Titelblatt]

<32><33>

DISSERTATION SUR L'INNOCENCE DES ERREURS DE L'ESPRIT.

Monsieur, je me crois obligé de vous rendre raison de mon loisir et de l'usage que je fais de mon temps. Vous connaissez le goût que j'ai pour la philosophie; c'est une passion chez moi, elle accompagne fidèlement tous mes pas. Quelques amis qui connaissent en moi ce goût dominant, soit pour s'y accommoder, soit qu'ils y trouvent plaisir eux-mêmes, m'entretiennent souvent sur des matières spéculatives de physique, de métaphysique ou de morale. Nos conversations sont d'ordinaire peu remarquables, parce qu'elles roulent sur des sujets connus, ou qui sont au-dessous de l'œil éclairé des savants. La conversation que j'eus hier au soir avec Philante me parut plus digne d'attention; elle portait sur un sujet qui intéresse et partage presque tout le genre humain. Je pensai d'abord à vous; il me sembla que je vous devais cette conversation. Je montai incontinent dans ma chambre au retour de la promenade; les idées toutes fraîches et l'esprit plein de notre discours, je le couchai par écrit le mieux qu'il me fut possible. Je vous prie, monsieur, de m'en dire votre sentiment, et, si je suis assez heureux pour l'avoir rencontré, votre sincérité sera le salaire de mes peines : je me trouverai richement récompensé, si mon travail ne vous est pas désagréable.

Il faisait hier le plus beau temps du monde; le soleil brillait d'un feu plus beau qu'à l'ordinaire; le ciel était si serein, qu'on <34>n'apercevait aucun nuage à la plus grande distance. J'avais passé toute la matinée à l'étude, et, pour me délasser du travail, je fis une partie de promenade avec Philante; nous nous entretînmes assez longtemps du bonheur dont jouissent les hommes, et de l'insensibilité de la plupart, qui ne goûtent point les douceurs d'un beau soleil et d'un air pur et tranquille. De considérations en considérations, nous nous aperçûmes que notre discours avait infiniment allongé notre promenade, et qu'il était temps de rebrousser chemin pour arriver au logis avant l'obscurité. Philante, qui l'observa le premier, m'en fit la guerre; je me défendis en lui disant que sa conversation me paraissait si agréable, que je ne comptais pas les moments lorsque je me trouvais avec lui, et que j'avais cru qu'il était assez temps de penser à notre retour lorsqu'on verrait baisser le soleil. - Comment! baisser le soleil! reprit-il. Êtes-vous copernicien? et vous accommodez-vous aux façons populaires de s'exprimer, et aux erreurs de Tycho Brahé? - Tout doucement, lui repartis-je, vous allez bien vite. D'abord il ne s'agissait point ici de philosophie dans une conversation familière, et si j'ai failli en péchant contre Copernic, ma faute doit m'être aussi facilement pardonnée qu'à Josué, qui fait arrêter le soleil dans sa course, et qui, étant divinement inspiré, devait bien être au fait des secrets de la nature. Josué parlait dans ce moment comme le peuple, et moi, je parle à un homme éclairé, qui m'entend également bien d'une ou d'autre manière. Mais puisque vous attaquez ici Tycho Brahé, souffrez que pour un moment je vous attaque à mon tour.

Il paraît que votre zèle pour Copernic est bien animé : vous lancez d'abord des anathèmes contre tous ceux qui se trouvent d'un sentiment contraire au sien. Je veux croire qu'il a raison; mais cela est-il bien sûr? Quel garant en avez-vous? Est-ce que la nature, est-ce que son auteur, vous ont révélé quelque chose sur l'infaillibilité de Copernic? Quant à moi, je ne vois qu'un système, c'est-à-dire, l'arrangement des visions de Copernic ajustées sur les opérations de la nature. - Et moi, reprit Philante en s'échauffant, j'y vois la vérité. - La vérité? et qu'appelez-vous la vérité? C'est, dit-il, l'évidence réelle des êtres et des faits. - Et connaître la vérité? continuai-je. - C'est, me répon<35>dit-il, être parvenu à trouver un rapport exact entre les êtres qui existent réellement ou qui ont existé, avec nos idées, entre les faits passés ou présents, et les notions que nous en avons. - Suivant cela, mon cher Philante, nous pouvons peu nous flatter de connaître des vérités; elles sont presque toutes douteuses, lui dis-je, et il n'y a, selon la définition que vous venez de me faire vous-même, il n'y a que deux ou trois vérités tout au plus qui soient incontestables. Le rapport des sens, qui est ce que nous avons presque de plus sûr, n'est point exempt d'incertitudes. Nos yeux nous trompent lorsqu'ils nous peignent ronde de loin une tour que nous trouvons carrée en en approchant Nous croyons quelquefois entendre des sons qui n'ont lieu que dans notre imagination, et qui ne consistent que dans une impression sourde faite sur nos oreilles. L'odorat n'est pas moins infidèle que les autres sens; il semble quelquefois qu'on sente des odeurs de fleurs dans des prairies ou dans des bois, qui n'y sont pas cependant. Et à présent que je vous parle, je m'aperçois, au sang qui coule de ma main, qu'un moucheron m'a piqué; la chaleur du discours m'a rendu insensible à cette douleur, l'attouchement m'a fait faux bond. Si donc ce que nous avons de moins douteux l'est si fort, comment pouvez-vous parler avec tant de certitude des matières abstraites de la philosophie? - C'est, repartit Philante, qu'elles sont évidentes, et que le système de Copernic est confirmé par l'expérience : les révolutions des planètes y sont marquées avec une précision admirable, les éclipses y sont calculées avec une justesse merveilleuse; enfin ce système explique parfaitement l'énigme de la nature. - Mais que diriez-vous, repartis-je, si je vous faisais voir un système très-différent assurément du vôtre, et qui, par un principe évidemment faux, explique les mêmes merveilles que celui de Copernic?- Je vous attends aux erreurs des Malabares, reprit Philante. - C'est justement de leur montagne que j'allais vous parler; mais, erreur tant qu'il vous plaira, ce système, mon cher Philante, explique parfaitement bien les opérations astronomiques de la nature; et il est étonnant que, partant d'un point aussi absurde que l'est celui de supposer le soleil uniquement occupé à faire le tour d'une grande montagne qui se trouve dans le pays de ces barbares, ces astronomes aient <36>pu si bien prédire les mêmes révolutions et les mêmes éclipses que votre Copernic : l'erreur des Malabares est grossière, celle de Copernic est peut-être moins sensible. Peut-être verra-t-on un jour quelque nouveau philosophe dogmatiser du haut de sa gloire, et, tout bouffi d'arrogance de quelque découverte peu importante, et toujours suffisante pour servir de base à un nouveau système, traiter les coperniciens et les newtoniens comme un petit essaim de misérables qui ne méritent pas qu'on relève leurs erreurs.

- Il est vrai, dit Philante, que les nouveaux philosophes ont eu de tout temps le droit de triompher des anciens. Des Cartes foudroya les saints de l'école, et il fut foudroyé à son tour par Newton, et celui-ci n'attend qu'un successeur pour subir le même sort. - Ne serait-ce point, repris-je, qu'il ne faut que de l'amour-propre pour faire un système? De cette haute idée de son mérite naît un sentiment d'infaillibilité : alors le philosophe forge son système. Il commence par croire aveuglément ce qu'il veut prouver; il cherche des raisons pour y donner un air de vraisemblance, et de là une source intarissable d'erreurs. Il devrait tout au contraire commencer par remonter, au moyen de plusieurs observations, de conséquences en conséquences, et voir simplement à quoi elles aboutiraient, et ce qui en résulterait; on en croirait moins, et on apprendrait savamment à douter, en suivant les pas timides de la circonspection. - Il vous faudrait des anges pour philosopher, me dit vivement Philante; car où trouver un homme sans prévention et parfaitement impartial?

- Ainsi, lui dis-je, l'erreur est notre partage. - A Dieu ne plaise! reprit mon ami; nous sommes faits pour la vérité. - Je vous prouverai bien le contraire, si vous voulez vous donner la patience de m'écouter, lui dis-je; et pour cet effet, comme nous voici proche de la maison, nous nous asseyerons sur ces bancs, car je vous crois fatigué de la promenade.

Philante, qui n'est pas trop bon piéton, et qui avait plutôt marché par distraction et machinalement que de propos délibéré, fut charmé de s'asseoir. Nous nous plaçâmes tranquillement, et je repris à peu près ainsi.

Je vous ai dit, Philante, que l'erreur était notre partage; je <37>dois vous le prouver. Cette erreur a plus d'une source. Il paraît que le Créateur ne nous a pas destinés pour posséder beaucoup de science et pour faire un grand chemin dans le pays des connaissances : il a placé les vérités dans des abîmes que nos faibles lumières ne sauraient approfondir, et il les a entourées d'une épaisse haie d'épines. La route de la vérité offre des précipices de tous côtés; on ne sait quel sentier suivre pour éviter ces dangers; et si l'on est assez heureux pour les avoir franchis, on trouve sur son chemin un labyrinthe où le fil merveilleux d'Ariane n'est d'aucun usage, et d'où on ne peut jamais se tirer. Les uns courent après un fantôme imposteur qui les trompe par ses prestiges, et leur donne pour bonne monnaie ce qui est de faux aloi; ils s'égarent, semblables à ces voyageurs qui suivent dans l'obscurité les feux follets dont la clarté les séduit. D'autres devinent ces vérités si secrètes; ils croient arracher le voile de la nature, ils font des conjectures, et c'est un pays où il faut avouer que les philosophes ont fait de grandes conquêtes. Les vérités sont placées si loin de notre vue, qu'elles deviennent douteuses, et prennent de leur éloignement même un air équivoque. Il n'en est presque aucune qui n'ait été combattue; c'est qu'il n'en est aucune qui n'ait deux faces : prenez-la d'un côté, elle paraît incontestable; prenez-la de l'autre, c'est la fausseté même. Rassemblez tout ce que votre raisonnement vous a fourni pour et contre, réfléchissez, délibérez, pesez bien, vous ne saurez à quoi vous déterminer. Tant il est vrai qu'il n'y a que le nombre des vraisemblances qui donne du poids à l'opinion des hommes. Si quelque vraisemblance pour ou contre leur échappe, ils prennent le mauvais parti; et comme jamais l'imagination ne peut leur offrir avec une même force le pour et le contre, ils se détermineront toujours par faiblesse, et la vérité se dérobe à leurs yeux.

Je suppose qu'une ville soit située dans une plaine, que cette ville soit assez longue, et qu'elle ne contienne qu'une rue; je suppose encore qu'un voyageur qui n'a jamais entendu parler de cette ville s'y rende, et qu'il en voie toute la longueur : il jugera qu'elle est immense, parce qu'il ne la voit que d'un côté, et son jugement sera très-faux, puisque nous avons vu qu'elle ne contenait qu'une rue. Il en est de même des vérités, lorsque nous les <38>considérons par parties, et que nous faisons abstraction du tout. Nous jugerons bien de cette partie, mais nous nous tromperons considérablement sur la totalité. Pour arriver à la connaissance d'une vérité importante, il faut auparavant avoir fait une provision préliminaire de vérités simples qui conduisent ou qui servent d'échelons pour atteindre à la vérité composée qu'on cherche; c'est encore ce qui nous manque. Je ne parle point des conjectures, je parle des vérités évidentes, certaines et irrévocables. A prendre les choses dans un sens philosophique, nous ne connaissons rien du tout; nous nous doutons de certaines vérités, nous nous en formons une notion vague, et nous modifions par les organes de la voix de certains sons que nous appelons des termes scientifiques, dont le résonnement contente nos oreilles, que notre esprit croit comprendre, et qui, bien pris, n'offrent à l'imagination que des idées confuses et embrouillées; de sorte que notre philosophie se réduit à l'habitude que nous nous faisons de nous servir d'expressions obscures, de termes que nous ne comprenons guère, et à une profonde méditation sur des effets dont les causes nous restent bien inconnues et bien cachées. L'amas pitoyable de ces rêveries est honoré du beau nom d'excellente philosophie, que l'auteur annonce avec l'arrogance d'un charlatan, comme la découverte la plus rare et la plus utile au genre humain. La curiosité vous pousse-t-elle à vous informer de cette découverte, vous croyez trouver des choses : quelle injustice de vous y attendre! Non, cette découverte si rare, si précieuse, ne consiste que dans la composition d'un nouveau mot plus barbare qu'aucun de ceux qui ont jamais paru; ce nouveau mot, selon notre charlatan, explique merveilleusement certaine vérité ignorée, et vous la montre plus brillante que le jour. Voyez, examinez, dépouillez son idée de l'appareil des termes qui la couvraient, il ne vous en reste rien; même obscurité, mêmes ténèbres. C'est une décoration qui disparaît, et qui détruit avec soi les prestiges de l'illusion.

La véritable connaissance de la vérité doit être bien différente de celle que je viens de vous présenter : il faudrait pouvoir indiquer toutes les causes; il faudrait, en remontant jusqu'aux premiers principes, les connaître et en développer l'essence. C'est ce que Lucrèce sentait bien, et ce qui faisait dire à ce poëte philo<39>sophe : Felix, qui potuit rerum cognoscere causas!41-a Le nombre des premiers principes des êtres et les ressorts de la nature sont, ou trop immenses, ou trop petits pour être aperçus et connus des philosophes; de là viennent ces disputes sur les atomes, sur la matière divisible à l'infini, sur le plein ou sur le vide,41-b sur le mouvement, sur la manière dont le monde est gouverné : tout autant de questions très-épineuses, et que nous ne résoudrons jamais. Il semble que l'homme s'appartienne; il me paraît que je suis maître de ma personne, que je m'approfondis, que je me connais : mais je m'ignore; il n'est pas décidé encore si je suis une machine, un automate remué par les mains du Créateur, ou si je suis un être libre et indépendant de ce Créateur; je sens que j'ai la faculté de me mouvoir, et je ne sais point ce que c'est que le mouvement, si c'est un accident, ou si c'est une substance. Un docteur vient crier que c'est un accident, l'autre jure que c'est une substance; ils se disputent, les courtisans en rient, les idoles de la terre les méprisent, et le peuple les ignore, eux et le sujet de leurs querelles. Ne vous paraît-il point que c'est mettre la raison hors de la sphère de son activité que de l'employer à des matières si incompréhensibles et si abstraites? Il me semble que notre esprit n'est pas capable de ces vastes connaissances; il en est de nous comme des hommes qui voguent le long des côtes : ils s'imaginent que c'est le continent qui se remue, et ne croient point se remuer eux-mêmes; il en est pourtant tout autrement, le rivage est inébranlable, et ce sont eux qui sont poussés par le vent. Notre amour-propre nous séduit toujours; nous donnons à toutes les choses que nous ne pouvons pas comprendre l'épithète d'obscures, et tout devient inintelligible, dès qu'il est hors de notre portée : c'est cependant la nature de notre esprit qui nous rend incapables de grandes connaissances.

Il y a des vérités éternelles, cela est incontestable : mais pour bien comprendre ces vérités, pour en connaître jusqu'aux moindres raisons, il faudrait un million de fois plus de mémoire que n'en a l'homme; il faudrait pouvoir se livrer entièrement à la <40>connaissance d'une vérité; il faudrait une vie de Mathusalem, et plus longue encore, une vie spéculative, fertile en expériences; il faudrait, enfin, une attention dont nous ne sommes pas capables. Jugez, après cela, si l'intention du Créateur a été de nous rendre des gens bien habiles; car voilà les empêchements qui semblent émaner de sa volonté, et l'expérience nous fait connaître que nous avons peu de capacité, peu d'application, que notre génie n'est pas assez transcendant pour pénétrer les vérités, et que nous n'avons pas une mémoire assez vaste et assez sûre pour la charger de toutes les connaissances nécessaires à cette belle et pénible étude.

Il se trouve encore un autre obstacle qui nous empêche de parvenir à la connaissance de la vérité, dont les hommes ont embarrassé leur chemin, comme si ce chemin était trop aisé par lui-même. Cet obstacle consiste dans les préjugés de l'éducation. La plus grande partie des hommes est dans des principes évidemment faux : leur physique est très-fautive, leur métaphysique ne vaut rien, leur morale consiste dans un intérêt sordide, dans un attachement sans bornes aux biens de la terre; ce qui est chez eux une grande vertu, c'est une sage prévoyance qui les fait songer à l'avenir, et qui pourvoit de loin à la subsistance de leur famille. Vous jugez bien que la logique de ces sortes de gens est sortable au reste de leur philosophie; aussi est-elle pitoyable : l'art de raisonner, chez eux, consiste à parler seuls, à décider de tout, et à ne point souffrir de réplique. Ces petits législateurs de famille s'intriguent d'abord extrêmement des idées qu'ils veulent imprimer à leur progéniture; père, mère, parents travaillent à éterniser leurs erreurs; au sortir du berceau, on prend bien de la peine pour donner aux enfants une idée du moine bourru et du loup-garou. Ces belles connaissances sont à l'ordinaire suivies d'autres qui les valent; l'école y contribue de son côté; il vous faut passer par les visions de Platon pour arrivera celles d'Aristote, et d'un saut on vous initie aux mystères des tourbillons. Vous sortez de l'école, la mémoire bien chargée de mots, l'esprit plein de superstitions et rempli de respect pour les anciennes billevesées. L'âge de la raison arrive : ou vous secouez le joug de l'erreur, ou vous renchérissez sur vos parents; ont-ils été borgnes, <41>vous devenez aveugle; ont-ils cru de certaines choses, parce qu'ils s'imaginaient de les croire, vous les croirez par opiniâtreté. Ensuite l'exemple de tant d'hommes qui adhèrent à un sentiment vous entraîne; leurs suffrages sont pour vous une autorité suffisante; ils donnent du poids par leur nombre; l'erreur populaire fait des prosélytes et triomphe; enfin, ces erreurs invétérées deviennent formidables par la suite des temps. Figurez-vous un jeune arbrisseau dont le jet se ploie à l'effort des vents, qui, dans la suite de sa durée, oppose sa tête altière aux nuées, et présente à la hache du bûcheron un tronc inébranlable. Comment! dit-on, mon père a raisonné ainsi, et il y a soixante, il y a soixante-dix ans que je raisonne de même; par quelle injustice prétendez-vous que je commence à présent à raisonner d'une autre manière! Il me siérait bien de redevenir écolier et de m'engager comme apprenti sous votre direction! Allez, allez, j'aime mieux ramper sur les pas de l'usage que de m'élever, nouvel Icare, avec vous dans les airs; souvenez-vous de sa chute; c'est là le salaire des nouvelles opinions, et c'est là la peine qui vous attend. L'opiniâtreté se mêle souvent à la prévention, et une certaine barbarie qu'on appelle le faux zèle ne manque jamais d'étaler ses tyranniques maximes.

Voilà les effets qui suivent les préjugés de l'enfance; ils prennent une plus profonde racine, à cause de la flexibilité du cerveau à cet âge tendre. Les premières impressions sont les plus vives, et tout ce que peut la force du raisonnement ne paraît que froid en comparaison.

Vous voyez, mon cher Philante, que l'erreur est le partage des humains. Vous comprendrez sans doute, après tout ce que je viens de vous détailler, qu'il faut être bien infatué de ses opinions pour se croire au-dessus de l'erreur, et qu'il faut être soi-même très-ferme dans ses arçons pour oser entreprendre de désarçonner les autres.

- Je commence à voir à mon grand étonnement, répondit Philante, que la plupart des erreurs sont invincibles pour ceux qui en sont infectés. Je vous ai écouté avec plaisir et avec attention, et j'ai fort bien retenu, si je ne me trompe, les causes de l'erreur que vous m'avez indiquées. C'était, disiez-vous, l'éloigne<42>ment où la vérité est de nos yeux, le petit nombre des connaissances, la faiblesse et l'insuffisance de notre esprit, et les préjugés de l'éducation. - A merveille, Philante, vous avez une mémoire toute divine, et si Dieu et la nature daignaient former un mortel capable d'embrasser leurs sublimes vérités, ce serait assurément vous, qui unissez à cette mémoire vaste un esprit vif et un jugement solide. - Trêve de compliments, reprit Philante; j'aime mieux des raisonnements philosophiques que vos louanges; il ne s'agit point ici de faire mon panégyrique, mais il s'agit de faire amende honorable au nom de l'orgueil de tous les savants, et de faire un humble aveu de notre ignorance. - Je vous seconderai merveilleusement, Philante, lorsqu'il faudra mettre au jour notre profonde et crasse ignorance; j'en fais très-volontiers l'aveu; je vais même jusqu'au pyrrhonisme, et je trouve qu'on fait bien de n'avoir qu'une foi équivoque pour ce que nous appelons les vérités d'expérience. Vous voilà en bon chemin, Philante. Le scepticisme ne vous convient point mal. Pyrrhon, au Lycée, n'aurait pas autrement parlé que vous. Je vous avoue, lui dis-je, que je suis un peu académicien; je considère les choses de tous les côtés; je doute et je suis indéterminé : c'est l'unique moyen de se garantir de l'erreur. Ce scepticisme ne me fait pas marcher à pas de géant, à pas d'Homère, vers la vérité; mais aussi me sauve-t-il des embûches des préjugés.

- Et pourquoi craignez-vous l'erreur, repartit Philante, vous qui en faites si bien l'apologie? - Hélas! lui dis-je, il y a telle erreur dont la douceur est préférable à la vérité; ces erreurs vous remplissent d'idées agréables; elles vous comblent de biens que vous n'avez point, et dont vous ne jouirez jamais; elles vous soutiennent dans vos adversités; et, dans la mort même, près de perdre tous vos biens et votre vie, elles vous font encore voir, comme dans une perspective, des biens préférables à ceux que vous perdez, et des torrents de volupté dont les délices sont capables d'adoucir la mort même, et de la rendre aimable, s'il était possible. Je me rappelle, à ce propos, l'histoire qu'on m'a contée d'un fou; peut-être vous dédommagera-t-elle de mon long et didactique raisonnement. - Mon silence, me dit Philante, vous fait assez comprendre que je vous écoute avec plaisir, et que je <43>suis curieux d'entendre votre histoire. - Je vais vous contenter, Philante, à condition que vous ne vous repentirez point de m'avoir fait jaser.

Il y avait un fou aux Petites-Maisons de Paris, homme de très-bonne naissance, qui mettait tous ses parents dans la dernière affliction par le dérangement de son cerveau : il était sensé sur tout autre sujet, hors celui de sa béatitude; alors ce n'était que compagnies de chérubins, de séraphins et d'archanges; il chantait tout le jour dans le concert de ces esprits immortels, il était honoré de visions béatifiques, le paradis était sa demeure, les anges étaient ses compagnons, et la manne céleste lui servait d'aliment. Cet heureux fou jouissait d'un bonheur parfait dans les Petites-Maisons, lorsqu'un médecin ou chirurgien vint pour son malheur faire la visite des fous. Ce médecin offrit à la famille de guérir le béat. Vous pouvez croire qu'on n'épargna aucune promesse pour l'engager à se surpasser, et à effectuer des prodiges, s'il le pouvait. Enfin, pour abréger, soit par des saignées, ou par d'autres remèdes, il réussit à remettre le fou dans son bon sens. Celui-ci, fort étonné de ne plus se trouver au ciel, mais dans un appartement assez approchant d'un cachot, et environné d'une compagnie qui n'avait rien d'angélique, s'emporta extrêmement contre le médecin. J'étais bien dans le ciel, lui dit-il, ce n'était pas à vous de m'en faire sortir; je voudrais que pour votre peine vous fussiez condamné à peupler réellement le pays des damnés dans les enfers.

Vous voyez par là, Philante, qu'il est d'heureuses erreurs; il ne m'en coûtera rien de vous montrer qu'elles sont innocentes. - Je le veux bien, dit Philante; aussi bien nous soupons tard, et nous avons encore pour le moins trois heures à notre disposition. - Il ne m'en faut pas tant, repris-je, pour ce que j'ai à vous dire; je serai plus ménager de mon temps et de votre patience.

Vous êtes convenu, il y a un moment, que l'erreur était involontaire chez ceux qui en sont infectés; ils croient tenir la vérité, et ils s'abusent. Ils sont excusables dans le fait, car, selon leur supposition, ils sont sûrs de la vérité; ils y vont de bonne foi, ce sont les apparences qui leur en imposent, ils prennent l'ombre pour le corps. Considérez encore, je vous prie, que le <44>motif de ceux qui tombent dans l'erreur est louable; ils cherchent la vérité, ils s'égarent dans le chemin, et s'ils ne la trouvent point, ce n'en était pas moins leur volonté; ils manquaient de guides, ou, ce qui pis est, ils en avaient de mauvais; ils cherchaient le chemin de la vérité, mais leurs forces n'étaient pas suffisantes pour y arriver. Pourrait-on condamner un homme qui se noierait en passant un fleuve extrêmement large qu'il n'aurait pas la force de franchir? A moins que de n'avoir rien d'humain, on compatirait à sa triste destinée, on plaindrait un homme si plein de courage, capable d'un dessein aussi généreux et aussi hardi, de n'avoir point été assez secouru de la nature; sa témérité paraîtrait digne d'un sort plus heureux, et ses cendres seraient arrosées de larmes. Tout homme qui pense doit faire des efforts pour connaître la vérité; ces efforts sont dignes de nous, quand même ils surpasseraient notre capacité. C'est un assez grand malheur pour nous que ces vérités soient impénétrables; il ne faut pas l'augmenter par notre mépris pour ceux qui font naufrage à la découverte de ce nouveau monde; ce sont des Argonautes généreux qui s'exposent pour le salut de leurs compatriotes, et c'est assurément un travail bien rude que celui d'errer dans les pays imaginaires; l'air de ces contrées nous est contraire, nous ne connaissons point le langage des habitants, et nous ne savons pas marcher à travers ces sables mouvants.

Croyez-moi, Philante, ayons du support pour l'erreur; c'est un poison subtil qui se glisse dans nos cœurs sans que nous nous en apercevions. Moi qui vous parle, je ne suis pas sûr d'en être exempt. Ne donnons jamais dans le ridicule orgueil de ces savants infaillibles dont les paroles doivent passer pour autant d'oracles; soyons pleins d'indulgence pour les erreurs les plus palpables, et ayons de la condescendance pour les opinions de ceux avec lesquels nous vivons en société. Pourquoi troublerions-nous la douceur des liens qui nous unissent, pour l'amour d'une opinion sur laquelle nous manquons nous-mêmes de conviction? Ne nous érigeons point en chevaliers défenseurs d'une vérité inconnue, et laissons à l'imagination de chacun la liberté de composer le roman de ses idées. Les siècles des héros fabuleux, des miracles et des extravagances chevaleresques sont passés. Don Quichotte se <45>fait encore admirer dans Michel de Cervantes; mais les Pharamond, les Roland, les Amadis, les Gandalin48-a s'attireraient la risée de toutes les personnes raisonnables, et les chevaliers qui voudraient marcher sur leurs traces auraient le même destin.

Remarquez encore que, pour extirper l'erreur de l'univers, il faudrait exterminer tout le genre humain. Croyez-moi, continuai-je, ce n'est pas notre façon de penser sur des matières spéculatives qui peut influer sur le bonheur de la société, mais c'est notre manière d'agir. Soyez partisan du système de Tycho Brahé ou de celui des Malabares, je vous le pardonnerai sans peine, pourvu que vous soyez humain; mais, fussiez-vous le plus orthodoxe de tous les docteurs, si votre caractère est cruel, dur et barbare, je vous abhorrerai toujours.

- Je me conforme entièrement à vos sentiments, me dit Philante. A ces mots nous entendîmes non loin de nous un bruit sourd, tel que celui d'une personne qui marmotte quelques paroles injurieuses. Nous nous tournâmes, et nous fûmes tout surpris d'apercevoir à la clarté de la lune notre aumônier, qui n'était qu'à deux pas de nous, et qui vraisemblablement avait entendu la meilleure partie de notre discours. Ah! mon père, lui dis-je, d'où vient que nous vous rencontrons si tard? - C'est aujourd'hui samedi, reprit-il; j'étais ici à composer mon prône pour demain, lorsque j'ai entendu à moitié quelques mots de votre discours, qui m'ont engagé à écouter le reste. Plût au ciel, pour le bien de mon âme, que je ne les eusse point entendus! Vous avez excité ma juste colère, vous avez scandalisé mes saintes oreilles, les sacrés sanctuaires de nos vérités ineffables; profanes, qui préférez ...... ô les mauvais chrétiens! l'humanité, la charité et l'humilité à la puissance de la foi et à la sainteté de notre croyance. Allez, vous serez maudits et tourmentés dans les chaudières d'huile bouillante préparées pour les damnés, vos semblables.

- Eh! de grâce, repartis-je, mon père, nous n'avons point touché des matières de religion; nous n'avons parlé que de sujets de philosophie très-indifférents, et, à moins que vous n'érigiez Tycho Brahé et Copernic en Pères de l'Église, je ne vois pas de quoi vous avez à vous plaindre. - Allez, allez, nous dit-il, je <46>vous prêcherai demain, et Dieu sait comme je vous enverrai galamment au diable.

Nous voulûmes lui répondre; mais il nous quitta brusquement, marmottant toujours quelques paroles que nous ne pûmes pas bien distinguer. Je crus que c'était quelque saint soupir; mais Philante s'imaginait avoir entendu quelques imprécations rhétoriques tirées d'un des psaumes de David.

Nous nous retirâmes très-mortifiés de l'aventure qui nous était arrivée, et fort embarrassés des mesures que nous devions prendre. Il me semblait que je n'avais rien dit qui dût choquer personne, et que ce que j'avais avancé à l'avantage de l'erreur était conforme à la droite raison et par conséquent aux principes de notre très-sainte religion, qui nous ordonne même de supporter mutuellement nos défauts, et de ne point scandaliser ou choquer les faibles. Je me sentais net à l'égard de mes sentiments, mais la seule chose qui me faisait craindre était la façon de penser des dévots. On connaît trop jusqu'où vont leurs emportements, et combien ils sont capables de prévenir contre l'innocence, lorsqu'ils se mêlent de répandre l'alarme contre ceux qu'ils ont pris en aversion. Philante me rassura de son mieux, et nous nous retirâmes après le souper, chacun de son côté, rêvant, je pense, au sujet de notre conversation et à la malencontreuse aventure du prêtre. Je montai incontinent dans ma chambre, et je passai la meilleure partie de la nuit à vous marquer ce que j'avais pu retenir de notre conversation.


41-a Ce vers n'est pas de Lucrèce : il se trouve dans les Géorgiques de Virgile, livre II, v. 490.

41-b Voyez t. VII, p. 127.

48-a Gandalin était l'écuyer d'Amadis de Gaule.