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CHAPITRE V.

« Il n'est point, selon Machiavel, de moyen bien assuré pour conserver un État libre qu'on aura conquis, que de le détruire. » C'est le moyen le plus sûr pour ne point craindre de révolte. Un Anglais eut la démence de se tuer, il y a quelques années, à Londres; on trouva un billet sur sa table, où il justifiait son action, et où il marquait qu'il s'était ôté la vie pour ne jamais devenir malade. Voilà le cas d'un prince qui ruine un État pour ne le point perdre. Je ne parle point d'humanité avec Machiavel, ce serait profaner la vertu; on peut confondre Machiavel par lui-même, par cet intérêt, l'âme de son livre, ce dieu de la politique et du crime.

Vous dites, Machiavel, qu'un prince doit détruire un pays libre nouvellement conquis, pour le posséder plus sûrement; mais répondez-moi : à quelle fin a-t-il entrepris cette conquête? Vous me direz que c'est pour augmenter sa puissance et pour se rendre plus formidable. C'est ce que je voulais entendre, pour vous prouver qu'en suivant vos maximes, il fait tout le contraire; car il lui en coûte beaucoup pour cette conquête, et il ruine ensuite l'unique pays qui pouvait le dédommager de ses pertes. Vous m'avouerez qu'un pays saccagé, dépourvu d'habitants, ne saurait rendre un prince puissant par sa possession. Je crois qu'un monarque qui posséderait les vastes déserts de la Libye et du Barca ne serait guère redoutable, et qu'un million de panthères, de lions et de crocodiles ne vaut pas un million de sujets, des villes riches, des ports navigables remplis de vaisseaux, des citoyens