<249>le noviciat de cent années après leur mort; moyennant quoi la mémoire de leurs défauts et de leurs extravagances périt avec eux; les témoins de leur vie, et ceux qui pourraient déposer contre eux, ne subsistent plus, et rien ne s'oppose à l'idée de sainteté qu'on en veut donner au public.

Mais qu'on me pardonne cette digression. J'avoue, d'ailleurs, qu'il y a des nécessités fâcheuses où un prince ne saurait s'empêcher de rompre ses traités et ses alliances; il doit cependant le faire de bonne manière, en avertissant ses alliés à temps, et non sans que le salut de ses peuples et une très-grande nécessité l'y obligent.

Ces contradictions si voisines que je viens de reprocher il y a un moment à une certaine puissance se trouvent en très-grand nombre chez Machiavel; il dit, dans un même paragraphe, premièrement : « Il est nécessaire de paraître pitoyable, fidèle, doux, religieux et droit, et il faut l'être en effet; » et ensuite : « Il est impossible à un prince d'observer tout ce qui fait passer les hommes pour gens de bien; ainsi il doit prendre le parti de s'accommoder au vent et au caprice de la fortune, et, s'il le peut, ne s'éloigner jamais du bien; mais si la nécessité l'y oblige, il peut paraître quelquefois s'en écarter. » Ces pensées visent, il faut l'avouer, furieusement au galimatias; un homme qui raisonne de cette manière ne se comprend pas lui-même, et ne mérite pas qu'on se donne la peine de deviner son énigme ou de débrouiller son chaos.

Je finirai ce chapitre par une seule réflexion. Qu'on remarque la fécondité dont les vices se propagent entre les mains de Machiavel. Il ne lui suffit pas qu'un prince ait le malheur d'être incrédule, il veut encore couronner son incrédulité de l'hypocrisie; il pense que les peuples seront plus touchés de la préférence qu'un prince donne à Polignaca sur Lucrèce que des mauvais traite-


a L'Anti-Lucrèce, poëme latin du cardinal Melchior de Polignac, n'était pas encore imprimé à l'époque où Frédéric composa la Réfutation du Prince de Machiavel; mais on en connaissait quelques morceaux. Louis XIV, qui en savait beaucoup par cœur, avait vu avec plaisir que le duc de Bourgogne et le duc du Maine essayassent de le traduire en français. La première édition de l'Anti-Lucrèce ne parut qu'en 1747, six ans après la mort de l'auteur.