<182>Je crois qu'un monarque qui posséderait les vastes déserts de la Libye et du Barca ne serait guère redoutable et qu'un million de panthères, de lions et de crocodiles ne vaut pas un million de sujets, des villes riches, des ports navigables remplis de vaisseaux, des citoyens industrieux, des troupes, et tout ce que produit un pays bien peuplé. Tout le monde convient que la force d'un État ne consiste point dans l'étendue de ses bornes, mais dans le nombre de ses habitants. Comparez la Hollande avec la Russie; voyez quelques îles marécageuses et stériles qui s'élèvent du sein de l'Océan, une petite république qui n'a que quarante-huit lieues de long sur quarante de large;a mais ce petit corps est tout nerf, un peuple immense l'habite, et ce peuple industrieux est très-puissant et très-riche; il a secoué le joug de la domination espagnole, qui était alors la monarchie la plus formidable de l'Europe. Le commerce de cette république s'étend jusqu'aux extrémités du monde, elle figure immédiatement après les rois, elle peut entretenir en temps de guerre une armée de cent mille combattants, sans compter une flotte nombreuse et bien entretenue.

Jetez, d'un autre côté, les yeux sur la Russie : c'est un pays immense qui se présente à votre vue, c'est un monde semblable à l'univers lorsqu'il fut tiré du chaos. Ce pays est limitrophe, d'un côté, de la Grande-Tartarie et des Indes, d'un autre, de la mer Noire et de la Hongrie, et, du côté de l'Europe, ses frontières s'étendent jusqu'à la Pologne, la Lithuanie et la Courlande; la Suède le borne du côté du nord. La Russie peut avoir trois cents milles d'Allemagne de large, sur trois cents milles de longueur; le pays est fertile en blés, et fournit toutes les denrées nécessaires à la vie, principalement aux environs de Moscou et vers la Petite-Tartarie : cependant, avec tous ces avantages, il ne contient tout au plus que quinze millionsa d'habitants. Cette nation, autrefois barbare, et qui commence à présent à figurer en Europe, n'est guère plus puissante que la Hollande en troupes


a Notre autographe porte : « qui n'a que - milles de long sur - de large. » C'est dans les éditions publiées par Voltaire que nous avons pris les chiffres ci-dessus indiqués.

a Les mots « quinze millions, » qui se trouvent dans les éditions de Voltaire, sont en blanc dans notre autographe.