<222>

CHAPITRE IX.

De l'hiver de 1758 à 1759.

La famille royale perdit, cette année, deux personnes illustres : l'une, le prince de Prusse,252-a qui depuis quelque temps était tombé en langueur, fut emporté, dès le commencement de juin, d'un catarrhe suffocatif, lorsque les Prussiens assiégeaient Olmütz; il fut regretté pour son bon cœur, pour ses connaissances, qui faisaient espérer pour l'avenir un gouvernement doux et heureux. La margrave de Baireuth252-a fut la seconde. C'était une princesse d'un rare mérite : elle avait l'esprit cultivé et orné des plus belles connaissances, un génie propre à tout, et un talent singulier pour tous les arts. Ces heureux dons de la nature faisaient cependant la moindre partie de ce qu'on pouvait dire à son éloge. La bonté de son cœur, ses inclinations généreuses et bienfaisantes, la noblesse et l'élévation de son âme, la douceur de son caractère, réunissaient en elle les avantages brillants de l'esprit à un fond de vertu solide, qui ne se démentit jamais. Elle éprouva souvent l'ingratitude de ceux qu'elle avait comblés de biens et de faveurs, <223>sans qu'on pût citer un exemple qu'elle eût jamais manqué à aucune personne. La plus tendre, la plus constante amitié unissait le Roi et cette digne sœur. Ces liens s'étaient formés dès leur première enfance; la même éducation et de mêmes sentiments les avaient resserrés; une fidélité à toute épreuve des deux parts les rendit indissolubles. Cette princesse, dont la santé était faible, prit si fort à cœur les dangers qui menaçaient sa famille, que le chagrin acheva de ruiner son tempérament. Son mal se déclara bientôt; les médecins reconnurent que c'était une hydropisie formée; leurs remèdes ne purent point la sauver; elle mourut le 14 d'octobre, avec un courage et une fermeté d'âme digne des plus intrépides philosophes. Ce fut le jour même que le Roi fut battu à Hochkirch par les Autrichiens. Les Romains n'auraient pas manqué d'attribuer à ce jour une fatalité, à cause de deux coups aussi sensibles dont le Roi fut frappé en même temps. Dans ce siècle éclairé, on est revenu au moins de cet abus de la superstition de croire les jours heureux ou sinistres. La vie des hommes ne tient qu'à un cheveu; le gain ou la perte d'une bataille ne dépend que d'une bagatelle. Nos destins sont une suite de l'enchaînement général des causes secondes, qui, dans la foule d'événements qu'elles amènent, en doivent nécessairement produire d'avantageux et de funestes.

La même année termina le pontificat du pape Benoît, le moins superstitieux et le plus éclairé des pontifes qui depuis longtemps eussent tenu le siége de Rome. Les factions française, espagnole et autrichienne lui donnèrent pour successeur le Vénitien Rezzonico, qui prit le nom de Clément XIII. La différence de génie de ces deux papes frappa d'autant plus le public, que Clément, peut-être bon prêtre, manquait des talents nécessaires aux souverains de Rome pour gouverner leurs États et l'Église universelle. Ses premiers pas, dès son avénement au pontificat, furent de fausses démarches; il envoya au maréchal Daun une toque et une épée bénites, pour avoir battu les Prussiens à Hochkirch, quoique de tels présents, selon l'usage de la cour romaine, ne se fassent qu'à des généraux qui ont vaincu des nations infidèles, ou dompté des peuples barbares. Cette démarche d'éclat le brouillait donc nécessairement avec le roi de Prusse, qu'il devait ménager à cause du <224>grand nombre des sujets catholiques établis dans les États de sa domination.

Ce pape eut avec le roi de Portugal des démêlés plus indécents au sujet des jésuites. Ces pères avaient fait la guerre aux Espagnols et aux Portugais dans le Paraguay, et les avaient même battus. Depuis ces brouilleries, le roi de Portugal ne jugea plus convenable de confier les secrets de sa conscience et de son gouvernement à des membres d'une société qui avait agi comme ennemie de son royaume. Il renvoya le jésuite dont il s'était servi, et choisit un confesseur d'un autre ordre de religieux. Les jésuites, pour se venger de cet affront, qui tirait d'autant plus à conséquence, que la conduite du Roi pouvait être imitée par d'autres souverains, cabalèrent dans l'État, et excitèrent contre le gouvernement tous les grands du royaume sur lesquels ils avaient du crédit. Le père Malagrida, animé d'un zèle plus ardent, d'une haine théologale plus vive que ses confrères, parvint par ses intrigues à tramer une conspiration contre la personne du Roi, dont le duc d'Aveiro se déclara le chef. Ce duc, sachant que le Roi devait se promener en carrosse, embusqua des conjurés sur le chemin où il devait passer. Le cocher fut tué du premier coup, et de l'autre, le Roi eut le bras cassé. Longtemps après, le secret de la conjuration fut découvert par des lettres que les chefs du parti écrivaient au Brésil pour y causer un soulèvement. Le duc d'Aveiro et ses complices furent arrêtés; ils déposèrent unanimement que cet attentat leur avait été suppédité par les jésuites, instigateurs de tout ce qui venait d'arriver. Le Roi voulut faire une punition exemplaire des auteurs de cet abominable complot. Son juste ressentiment, armé des lois, soutenu par les tribunaux, devait éclater contre les jésuites. Le Pape prit leur défense, et s'y opposa ouvertement. Toutefois ces pères furent bannis du royaume; ils allèrent à Rome, où ils furent recueillis, non comme des rebelles et des traîtres, mais comme des martyrs qui avaient souffert héroïquement pour la foi. Il n'y manquait que des récompenses pour rendre la mémoire du Pape et de son pontificat plus en exécration à la postérité. Jamais la cour de Rome n'avait donné un tel scandale. Quelque vicieux que fussent les pontifes que les siècles précédents avaient détestés, aucun d'eux cependant <225>ne s'était ouvertement déclaré le protecteur du crime et des assassinats.

La conduite peu judicieuse du Pape parut influer sur tout le clergé; la toque bénite qu'il avait envoyée au maréchal Daun, excita une effervescence de zèle bizarre chez les souverains ecclésiastiques d'Allemagne. L'électeur de Cologne entre autres publia un édit dans ses États, par lequel il défendait à ses sujets protestants, sous de grièves peines, de se réjouir des avantages que les Prussiens ou les alliés pourraient remporter sur leurs ennemis. Ce fait, qui par lui-même mérite peu d'être rapporté, mérite pourtant d'être cité, parce qu'il caractérise l'absurdité des mœurs dans un siècle où d'ailleurs la raison a fait tant de progrès. Mais ces farces, qui se passaient aux petites cours, n'attiraient sur elles que la risée ou les sifflets du public; au lieu que les passions qui agitaient les grandes cours de l'Europe, produisaient des scènes plus funestes et plus tragiques.

Nous avons vu, il n'y a pas longtemps, à Versailles l'abbé de Bernis devenir ministre des <226>affaires étrangères, et bientôt cardinal, pour avoir signé le traité de Vienne. Tant qu'il s'agissait d'établir sa fortune, toutes les voies lui furent égales pour y parvenir; mais aussitôt qu'il se vit établi, il songea à se maintenir dans ses emplois en se conduisant par des principes moins variables, et plus conformes aux intérêts permanents de l'État. Ses vues se tournèrent toutes du côté de la paix, pour terminer, d'une part, une guerre dont il ne prévoyait que des désavantages, et d'une autre, pour tirer sa nation d'une alliance contraire et forcée, dont la France portait le fardeau, et dont la maison d'Autriche devait seule retirer tout le fruit et tout l'avantage. Il s'adressa à l'Angleterre par des voies sourdes et secrètes, il y entama une négociation pour la paix; mais la marquise de Pompadour étant d'un sentiment contraire, il se vit aussitôt arrêté dans ses mesures. Ses actions imprudentes l'élevèrent, ses vues sages le perdirent; il fut disgracié pour avoir parlé de paix, et envoyé en exil dans l'évêché d'Aire.256-a M. de Choiseul, Lorrain de nation, ambassadeur de France à la cour de Vienne, fils de M. de Stainville, ambassadeur de l'Empereur à Paris, devint ministre des affaires étrangères dans la place du cardinal disgracié. Il signala son entrée dans le ministère par un nouveau traité d'alliance qu'il conclut avec la cour de Vienne, dont nous donnons la copie à la fin de ce chapitre, pour ne point interrompre ce tableau général que nous faisons au lecteur. En le parcourant, vous vous apercevrez de l'ascendant que la cour de Vienne avait pris sur la cour de Versailles, qui alla encore depuis en augmentant. M. de Choiseul, non content du traité désavantageux qu'il venait de conclure avec l'Impératrice-Reine, ordonna au nom du Roi à l'Académie des inscriptions de frapper une médaille pour éterniser cet événement.

Ces deux cours ne s'en tinrent pas là; elles employèrent leur commun crédit à la cour de Pétersbourg pour ranimer la haine de l'impératrice Élisabeth contre le roi de Prusse; elles lui représentèrent qu'il fallait laver la tache que ses troupes avaient reçue à Zorndorf, en mettant, le printemps prochain, une armée plus nombreuse en campagne. Son favori Schuwaloff ne cessait de lui répéter que, pour changer en terreur le mépris où les Russes étaient chez les Prussiens, il fallait ordonner aux généraux qui commanderaient ces troupes, d'agir avec la plus grande vigueur, et de suivre en tout les impulsions qu'ils recevraient des puissances alliées. Toutes ces insinuations menaient au but qu'avait la cour de Vienne, de charger ses alliés du hasard de la guerre, et de se réserver pour en retirer seule l'avantage. Les ministres de Vienne et de Versailles jugèrent que, pour resserrer plus indissolublement leur alliance avec l'impératrice de Russie, il fallait lui garantir le royaume de Prusse, comme une conquête désormais incorporée dans sa vaste monarchie. Cette proposition fut favorablement reçue par l'Impératrice, et le traité fut conclu et signé en conséquence.

Le roi de Pologne était mêlé dans toutes ces intrigues, non seulement pour aigrir la cour de Pétersbourg contre celle de Berlin, mais voulant encore tirer de l'amitié de l'impératrice Élisabeth des avantages pour sa famille, il la sollicita de procurer par son assistance le duché de Courlande pour son troisième fils, le prince Charles. L'Impératrice, qui favorisait les Saxons, consentit à cet établissement, après quoi Auguste II donna à son fils <227>l'investiture de ce duché. Le nouveau duc alla à Pétersbourg, pour remercier l'Impératrice de cette faveur. Ce prince inquiet et ardent se mêla de toutes les intrigues de la cour; des procédés grossiers, des manières fières et dédaigneuses le brouillèrent avec le grand-duc et son épouse; il s'attira leur inimitié, et cette haine le perdit dans la suite.

Tandis que l'impératrice de Russie donnait des duchés et s'appropriait des royaumes, elle n'était pas elle-même sans appréhension : elle craignait que les Anglais, alliés des Prussiens, et mécontents des procédés que les Russes avaient eus envers eux dès le commencement de la guerre, n'envoyassent une flotte dans la Baltique, pour brûler le port de Kronschlot. Pour prévenir de pareilles entreprises, ses ministres négocièrent un traité d'association avec les couronnes de Suède et de Danemark, afin d'interdire le passage du Sund aux flottes étrangères. Cette convention, où les Suédois trouvaient leur compte, et où les subsides de la France obligeaient les Danois de se conformer, fut promptement conclue entre ces trois puissances. L'Angleterre ne s'embarrassait guère des mesures que prenaient les puissances du Nord pour défendre à ses escadres l'entrée de la Baltique; elle dominait sur l'Océan et sur toutes les autres mers, sans s'embarrasser de la Baltique ni du Sund. Ses amiraux Boscawen et Amherst avaient pris Cap-Breton; le sieur Keppel s'était rendu maître de l'île de Gorée sur les côtes d'Afrique. Les Indes leur offraient des conquêtes; les côtes du Danemark, de la Suède, de la Russie, aucune.

Ces grands progrès des Anglais ne soulageaient point le Roi du fardeau qu'il portait, et des risques que sa couronne avait à courir. Il avait demandé en vain aux Anglais une escadre pour couvrir ses ports de la Baltique, menacés par les armements des flottes russes et suédoises. Cette nation heureuse et fière méprisait ses alliés, qu'elle regardait comme des pensionnaires, uniquement attachée aux avantages de son commerce. Tout ce qui n'était pas relatif à cet objet, ne la touchait guère. Ainsi la guerre d'Allemagne et les intérêts du Roi n'entrèrent jamais en considération dans le parlement, ni chez ce peuple dédaigneux, qui méprise tout ce qui n'est pas anglais. Ils étaient si mauvais alliés, que le Roi les trouvait même dans son chemin dans des négo<228>ciations où la bienséance aurait au moins exigé qu'ils l'assistassent. Nous parlons de celle qui s'était entamée à Constantinople dans la vue de contracter une alliance avec la Porte. Il est certain que les Anglais y auraient trouvé leur avantage; car la diversion que les Turcs auraient faite aux Autrichiens, influait sur toutes les branches de la guerre de terre ferme; elle aurait donné une supériorité aux Prussiens et aux Anglais sur leurs ennemis, qui aurait promptement acheminé les affaires à la paix. Cependant le sieur de Rexin, ministre du Roi, fut sans cesse traversé dans sa négociation par le sieur Porter, ministre de la Grande-Bretagne. D'ailleurs, le nouvel empereur des Turcs, sans éducation, était ignorant dans les affaires, et d'une timidité extrême, tant par la crainte d'être détrôné que par celle du mauvais succès de ses armes, s'il s'engageait dans une guerre avec la maison d'Autriche. Quelque grandes que fussent les sommes qui passaient à cette cour, quelque voie de corruption qu'on tentât, les affaires n'en furent guère avancées, à cause que les Autrichiens et les Français répandaient de l'argent et faisaient des largesses avec la même profusion, et que les Turcs trouvaient plus leur compte à recevoir des récompenses pour ne rien faire que pour entrer en action.

Les efforts inutiles que le Roi avait faits à la Porte, le persuadèrent de plus en plus que, n'ayant rien à attendre des secours étrangers, il ne devait recourir qu'à ses propres ressources. Son attention se tourna uniquement sur son armée; on leva tout le monde qu'on put; on arma, on remonta, on approvisionna les troupes, afin de s'opposer, la campagne prochaine, avec une armée bien conditionnée et nombreuse, à la multitude d'ennemis que les Prussiens auraient à combattre.


252-a Le prince Auguste-Guillaume était né le 9 août 1722. Il épousa, le 6 janvier 1742, la princesse Louise-Amélie de Brunswic-Wolfenbüttel, fut déclaré Prince de Prusse le 30 juin 1744, et mourut le 12 juin 1758. Voyez ci-dessus, de la page 150 à la page 154.
      La princesse Frédérique-Sophie-Wilhelmine, née le 3 juillet 1709, avait épousé en 1731 le margrave Frédéric de Baireuth.

256-a Dans l'abbaye de Saint-Médard, à Soissons.