197. AU MÊME.

Le 8 mars 1769.



Mon cher frère,

Je souhaite de tout mon cœur que l'air de la campagne vous fasse du bien, et je me prépare également à le prendre à Sans-Souci, où je serai en quelques jours. A présent, mon cher frère, je puis vous dire positivement que les Russes sont tout à fait d'accord avec moi, et qu'ils sentent qu'il leur est plus avantageux de prendre notre argent que nos soldats. Le ciel les maintienne dans ces heureuses dispositions, qui nous épargnent la guerre pour cette fois! Ils font une petite augmentation de cinquante mille hommes qu'ils veulent conserver sur pied, soit en guerre, soit en paix. C'est une terrible puissance, qui dans un demi-siècle fera trembler toute l'Europe.358-a Issus de ces Huns et de ces Gépides qui détruisirent l'empire d'Orient, ils pourraient bien dans peu entamer l'Occident, et causer aux Autrichiens des sentiments de douleur et de repentir de ce que, par leur fausse politique, ils ont appelé cette nation barbare en Allemagne, et lui ont enseigné l'art de la guerre. Mais l'aveuglement des passions, cette haine envenimée que les Autrichiens nous portaient, les a étourdis sur les suites de leur conduite, et à présent je n'y vois plus de remède qu'en formant avec le temps une ligue des plus grands souverains pour s'opposer à ce torrent dangereux.

Goltz358-b n'est pas encore assez établi à Paris pour être en état <314>de me donner toutes les nouvelles nécessaires de ce pays-là; cependant il me paraît que la sécurité que le faible gouvernement des Anglais inspire à Choiseul le rassure sur ses opérations, et le refroidit vis-à-vis de nous. Le mal n'est pas grand, et nous resterons sur nos pieds, quand même le traité de commerce ne se fera pas.

Fierville358-c est revenu. Sa troupe est complète, et sera ici au mois d'avril. Il la dit bonne. Je lui ai parlé sur son séjour de France. Il ne parle que de la misère qui règne dans ce royaume, et de l'immense différence qu'il y a trouvée à proportion de ce que c'était autrefois. J'ai ajouté à son récit la croyance que l'on donne à celui de Théramène ou d'Ulysse dans les tragédies.359-a Il a été obligé de quitter Paris pour s'être brouillé avec ce petit Lauraguais que vous vous souviendrez d'avoir vu ici, et cette lettre de cachet lui pèse encore sur le cœur.

Je vous embrasse, mon cher frère, en vous assurant de la tendresse infinie avec laquelle je suis, etc.


358-a Voyez t. III, p. 31; t. VI, p. 25 et suivantes; et ci-dessus, p. 309.

358-b Voyez t. V, p. 176, et t. VI, p. 22 et 23.

358-c Voyez t. XX, p. 113, et t. XXIV, p. 190.

359-a Allusion aux tragédies de Phèdre et d'Iphigénie, par Racine.