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96. AU MÊME.

Giessmannsdorf, 27 juillet 1761.



Mon cher frère,

Le genre humain vous doit une statue pour la belle apologie que vous en faites; il n'y manque que la persuasion, et j'en reviens, mon cher frère, à mon opinion, que les meilleurs des humains, ce sont les moins vicieux. J'ai, par mon expérience, appris à connaître cette espèce à deux pieds, sans plumes, et si vous ne supposez pas que je suis tombé entre la canaille la plus fieffée, il faut que vous conveniez que les bons caractères sont plus rares que les conjonctions des planètes et l'apparition des comètes. Ne pensez pas cependant que l'amour naisse de la tendresse; si je ne me trompe, je le crois produit par l'instinct des sens, par le besoin de la nature. Le sentiment se mêle, je ne sais comment, à la nécessité d'aimer qui nous presse, et dont cependant une volupté brutale est l'objet. C'est une nécessité dans l'adolescence, c'est coutume dans l'âge avancé. Ne m'accusez pas cependant d'une morale trop austère, car je regarde l'amour comme la faiblesse la plus aimable et la plus excusable des hommes. Vous m'envoyez dans les cabanes des pauvres chercher la vertu; mais les hommes qui les habitent sont-ils sans passions? Voilà ce qui mène à une vertu parfaite, et ce qu'on trouve aussi peu dans les chaumières que dans les palais. Enfin, mon cher frère, relisez, s'il vous plaît, les Maximes de La Rochefoucauld;a il plaidera ma cause plus éloquemment que je ne le pourrais faire. Peut-être croirez-vous que M. Loudon me rend grognard et fâcheux; je ne disconviens pas qu'il en pourrait être quelque chose, et que si nous l'avions bien battu, je m'adoucirais pour le genre humain. Nous avons quatre-vingt-trois jours à passer, qui seront difficiles et pénibles; je les compte sur le bout des doigts, je sue et je travaille. Il est naturel de prendre part à ce qui nous touche intimement; aussi dit-on d'un général que lorsqu'il avait un bon quartier, il s'écriait : Voilà l'armée bien campée! Tout


a Voyez t. VII, p. 119; t. IX, p. 105; t. XXV, p. 205.