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37. AU PRINCE HENRI.

(Opotschna) ce 19 (juillet 1758).



Mon cher frère,

Il est sûr que c'est se tromper très-fort que de vouloir trouver un bonheur parfait dans ce monde, ainsi que tout ce qui s'appelle perfection; vous devez donc vous y attendre aussi peu que tout autre mortel. Les malheurs de la vie ont tous des ressources, hors la mort des personnes qui nous sont chères. On vint dire à une femme spartiate que son fils avait été tué à la bataille de Marathon; elle répondit à celui qui lui apportait cette triste nouvelle : « J'ai su, en le mettant au monde, qu'il n'était pas immortel; »a et voilà ce que l'on doit penser en pareil cas, et, dans toutes les pertes que nous faisons, que nos affections s'attachent à des objets mortels, que nos biens ne sont qu'une jouissance précaire et incertaine, en un mot, qu'il n'y a rien de stable ni d'assuré dans cette vie. Mais, mon cher frère, après avoir fait ces réflexions, il ne faut pas devenir misanthrope. Tout homme qui vit en société doit tâcher de se rendre utile à cette société; principalement un prince comme vous doit penser qu il ne peut renoncer au monde qu'en le quittant tout à fait. Tout ce que je puis vous conseiller, c'est de faire tous les efforts sur vous pour vous distraire et détourner vos yeux d'un objet douloureux qui ne fera qu'aigrir vos peines sans vous soulager. Je sens la force des premières impressions; il n'est point de constance qui n'y succombe; mais, cela fait, il faut pourtant prendre le dessus sur soi-même. Vous avez perdu un frère; mais il vous reste toute une famille qui vous aime, et vous devez vous conserver pour elle. Faites donc, je vous prie, tout ce que vous pourrez imaginer de mieux, non pour vous consoler, mais pour vous étourdir. Je suis véritablement en peine pour vous, et je crains bien que ce chagrin n'altère vos jours, et ne ruine entièrement le peu de santé que vous avez. Je ne vous écris rien d'affaires, parce que mon gri-


a Voyez t. XXV, p. 275.