<462>

21. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 4 mai 1736.



Monseigneur,

J'ai aujourd'hui la réception de deux de vos lettres à accuser, savoir, de celles que V. A. R. m'a fait la grâce de m'écrire les 26 et 29 du passé. Je ne me suis pas pressé de riposter à la première, parce que, sachant V. A. R. dans le goût de se gâter les yeux dans le champ de la gloire martiale, je n'ai pas cru me devoir mêler d'en augmenter le mal par la lecture de mon griffonnage. Mais comme elle a été inexorable à la prière que je lui fis dernièrement de ne pas se presser de me répondre, tant que ses yeux ne seraient pas entièrement rétablis, et que sadite lettre a été suivie ce matin d'une autre encore plus longue que la première, je vois bien qu'un plus long silence ne passerait pas dans l'esprit de V. A. R. pour une œuvre fort méritoire.

Je ne le romps cependant que pour lui dire très-humblement qu'il m'est impossible de lui mander aujourd'hui toutes les réflexions que sesdites lettres m'ont fait faire. La raison en est qu'elles me donnent tant d'occasions d'exercer mes droits de Quinze-Vingt, que j'aurais à faire d'ici après-demain, si je voulais vider tout mon sac à la fois. C'est pourquoi V. A. R. voudra bien se contenter, pour cette fois. d'un petit catalogue des matières sur lesquelles je serais fort tenté de me donner carrière.

1o Je n'aurais absolument rien à redire à la confession de foi, dès que V. A. R. prend le cœur et l'âme pour synonymes. Je défie alors tous les Beausobres et tous les chrétiens sensés d'y trouver un mot à changer.

2o Il n'en est pas de même à l'égard de ce qu'elle dit des péchés, et de la distinction qu'elle fait entre ceux du tempérament et ceux du cœur. Je pense un peu différemment là-dessus, et je crois que quand V. A. R. viendra à lire ce que Wolff dit au sujet des passions, elle trouvera que ce philosophe en pense pareillement un peu autrement qu'elle. Mais c'est un sujet si riche, que je n'ai garde de l'entamer aujourd'hui.

3o Il en est à peu près de même de ce qu'elle me fait l'hon<463>neur de me dire des réflexions à faire sur le présent et sur l'avenir. Je me ferais quasi fort de prouver démonstrativement que, en remplissant exactement ses devoirs présents, l'on peut et l'on doit principalement penser à l'avenir, et que s'il arrive que celui-ci soit plus important que l'autre, et qu'il s'agisse de déroger ou de préjudicier à l'un des deux, il vaut infiniment mieux se conserver pour l'avenir, en négligeant le présent, que de s'appliquer au présent pour négliger le futur.

4o Je pourrais écrire un petit in-folio sur le chapitre du comte de Hoym, au sujet duquel je ne suis nullement surpris de la bonté que V. A. R. a eue pour lui. L'ayant connu lorsqu'il était encore à l'école, et lui ayant toujours trouvé une figure très-prévenante et plusieurs qualités fort aimables, je l'ai toujours aimé comme mon propre frère. Comme j'étais dès lors déjà dans le ministère, j'ai été un des premiers à le produire et à prôner son mérite; et, voyant qu'il semblait s'attacher à moi, et qu'il me montrait de l'amitié, je fus ravi de l'occasion que j'eus, il n'y a pas une douzaine d'années, de contribuer principalement à lui faire faire tout à coup la fortune la plus brillante que jamais peut-être un jeune homme de moins de trente ans ait faite, et voici comment.

Il vint à Varsovie (ce fut la même année que le roi de France se maria)511-a demander une augmentation de gages et de nouvelles instructions par rapport au mariage de Sa Majesté Très-Chrétienne. Le roi défunt n'ayant pas alors d'autre ministre allemand auprès de lui que moi, et déférant presque aveuglément à toutes mes représentations, je fis si bien, que le comte de Hoym obtint beaucoup au delà de ce qu'il était venu solliciter. Je lui fis obtenir le titre de ministre de Cabinet, le cordon bleu, le caractère d'ambassadeur (chose d'autant plus extraordinaire, qu'il n'y avait pas d'exemple que le Roi eût nommé un ambassadeur sans le tirer du sein de la république de Pologne, à laquelle il fallut le faire agréer dans la suite), deux mille écus de pension par mois, dix ou douze mille pour se mettre en équipage, et le payement d'un compte d'apothicaire qu'il me donna de quelques arrérages et faux frais.

Mais ce que je fis encore de plus avantageux pour lui, et en <464>quoi je fis une sottise qui ne peut s'excuser que par la bonté naturelle de mon cœur, qui ne m'a jamais permis d'aimer mes amis à demi, c'est que, ayant remarqué que le feu roi, qui le trouvait un peu trop affecté et damoiseau, avait une espèce d'éloignement personnel pour lui, je lui indiquai le moyen de se mettre bien dans son esprit. Je lui conseillai de faire l'amour à madame Pociey, qui avait alors beaucoup de crédit, et qui gouvernait absolument l'esprit de la comtesse Orzelska.511-b Il le fit, et il parvint par là à se fourrer dans les petites parties de plaisir du Roi, et à lui devenir si agréable, que ce prince m'a dit plusieurs fois, depuis, qu'il m'était obligé de lui avoir tant recommandé le comte de Hoym, parce qu'il lui avait trouvé, ayant appris à le connaître familièrement, tout le mérite que je lui avais attribué. Enfin, j'étais charmé de tous ces succès, me flattant de m'être attaché un ami qui serait trop honnête homme pour oublier jamais tout ce que j'avais fait pour lui, et que je pourrais un jour m'associer dans le département des affaires étrangères.

J'allai encore plus loin. Après que le Roi eut fait venir le marquis de Fleury pour l'employer dans le cabinet,512-a je lui proposai de rappeler le comte de Hoym, et de le faire mon collègue. Ce prince l'eût fait, si certaines intrigues de cour ne l'en avaient empêché. Le comte de Watzdorf, apparenté à Hoym, et un des plus indignes animaux raisonnables que j'aie jamais connus, ayant eu vent de mon intention, et prévoyant que, si j'y réussissais, nous serions dans peu, mon associé et moi, maîtres absolus de tout le gouvernail, il se mit en tête de rompre mon dessein, d'autant plus qu'il haïssait alors le comte de Hoym autant que je l'aimais.

<465>Il commença par se réconcilier avec celui-ci, et par lui faire goûter que le département domestique lui conviendrait beaucoup mieux, vu son envie de devenir encore plus riche, que l'étranger, qui en effet est un terrain très-ingrat par rapport aux profits. Hoym ayant donné sans peine là-dedans, nota benè, sans m'en avertir, Watzdorf fut insinuer au Roi qu'il serait dangereux de confier le même département à deux amis jurés, et qu'il vaudrait bien mieux m'associer le marquis de Fleury, mon ennemi presque déclaré, et à lui-même le comte de Hoym, que le Roi savait n'être nullement de ses amis. Ainsi dit, ainsi fait. Hoym, après s'être fait longtemps tirer l'oreille (car V. A. R. peut compter qu'il ne fil que semblant d'être tiré par ses cheveux, afin de se faire accorder des conditions d'autant plus avantageuses), arriva en Saxe.

Il y débuta d'abord sur l'ancien pied, en me témoignant toujours beaucoup d'amitié et de confiance; mais je ne fus pas longtemps sans m'apercevoir qu'il me trompait. Non seulement j'en fus averti de tous les côtés, mais il y eut même des occasions où il ne put se dispenser de se démasquer. Les comtes de Flemming et de Watzdorf étant morts dans ces entrefaites, nous fûmes, Hoym et moi, les chefs des partis, et, pendant quelque temps, à nous jouer toutes sortes de louis sous cape. Mais mon génie n'étant pas fait pour des coups fourrés, mon associé et d'autres faux amis s'étant attachés à la faveur naissante de Hoym, et le Roi lui-même, naturellement porté pour les nouveautés, semblant lui marquer plus de confiance qu'à moi, je pris le parti de rompre ouvertement avec lui, un ennemi déclaré étant toujours moins redoutable qu'un ennemi caché. Là-dessus il se passa des scènes fort rudes entre nous, mais avec cette différence que Hoym fut toujours l'assaillant, m'attaquant par les tours du monde les plus noirs, et que, de mon côté, je me tins toujours sur la défensive, m'enveloppant de ma probité et d'une conscience sans reproche. Ce bouclier me mit à couvert de tout malheur. Le Roi, quelque changeant qu'il fût naturellement, ne voulut jamais me condamner, à moins que je ne fusse convaincu de quelque forfait. Le refus que je fis publiquement, tant de bouche que par écrit, d'épouser ses nouveaux principes, me servit plus qu'il ne me <466>desservit dans son esprit. C'est ce qui détermina enfin le comte de Hoym à se défaire de moi en me faisant un pont d'or que je ne balançai pas d'accepter, convaincu que j'étais que la partie devenait de jour en jour plus insoutenable.

Que V. A. R. juge, s'il lui plaît, par ce récit peut-être trop long, mais très-fidèle, si le défunt ne péchait que par tempérament, et s'il ne fallait pas qu'il eût l'âme aussi noire qu'il est possible de l'avoir, pour tenir à mon égard et à l'égard de tant d'autres, et de son maître même, la conduite qu'il a tenue. Sa noirceur était d'autant plus dangereuse, qu'il la cachait sous les apparences du monde les plus séduisantes. Il avait de l'esprit, de l'acquis, des manières insinuantes; il parlait, il écrivait il ne se peut pas mieux; en un mot, il ne lui manquait que d'avoir le cœur d'un honnête homme, et d'avoir quelque religion.

Ce que j'en dis, je le dis certainement avec connaissance de cause, et sans le moindre reste d'inimitié ou de rancune. Je suis si éloigné d'en conserver pour lui, que je suis persuadé, comme je l'ai toujours été, que, en l'encoffrant la dernière fois, on lui a fait une injustice criante, et que j'ai écrit plus de dix lettres depuis la nouvelle de sa pendaison volontaire, pour empêcher qu'on n'exerce encore quelque nouvelle dureté contre son cadavre, lequel est encore dans la même attitude où le défunt l'a mis lui-même en se donnant la mort, c'est-à-dire, pendu à la muraille de la prison, la régence de Saxe n'y ayant pas voulu faire toucher sans un ordre exprès de Varsovie.

5o Quant à ce que V. A. R. dit, qu'elle est persuadée que Hoym croyait l'immortalité de l'âme, quoique mes sentiments doivent respect aux vôtres, je suis persuadé de tout le contraire, et je gagerais bien que V. A. R. elle-même me donnera raison quand elle aura consulté Wolff sur la description qu'il fait des passions et du cœur de l'homme. Mais qu'à cela ne tienne; je suis plus que charmé de voir V. A. R. faire l'apologie d'un homme qu'elle a cru digne de ses bonnes grâces, et que j'ai cru moi-même, pendant près de dix ans, très-digne de toute mon amitié.

6o Pour ce qui est enfin du feu prince Eugène, il serait sans doute mort plus honorablement, s'il s'était fait tuer dans quelque action contre les ennemis de l'Empereur; mais avec tout cela, je <467>souhaiterais, à son âge, de mourir comme lui. Son esprit, à la vérité, avait un peu baissé; mais on ne saurait dire qu'il eût perdu la raison. L'on dit au contraire qu'il l'a conservée, à la mémoire près, jusqu'au dernier moment de sa vie, à telles enseignes qu'il plaisanta encore avec son médecin, lorsqu'il vint lui présenter une médecine la veille de sa mort, et que, ayant joué le même soir au piquet, il sut dire, comme il avait fait pendant tout le cours de sa vie, au premier aspect de son jeu, si la partie était à gagner ou non.

Il lui est arrivé une chose, depuis son trépas, qu'il n'a commune, ce me semble, qu'avec le grand Turenne. V. A. R. sait que le roi de France, pour marquer le cas qu'il faisait de celui-ci, le fit enterrer à Saint-Denis. L'Empereur vient de faire quelque chose de pareil à l'occasion du prince Eugène. Il a ordonné de lui bâtir un mausolée des plus magnifiques et des plus durables, et, dans l'ordre qu'il a donné pour le bâtir, il s'est servi de cette expression : « Je veux qu'il réponde, dit-il, par sa magnificence et par sa solidité, à la reconnaissance que je dois au défunt, et que la maison d'Autriche devra éternellement à ses grands services. » J'avoue que c'est de la fumée; mais c'est de la fumée qui plaît à quiconque se pique de bien servir son maître.

7o J'aurais bien encore un mot à dire sur la confidence que V. A. R. me fait des tribulations qu'elle a expérimentées, et de l'estafette qu'elle avait reçue; mais, cette épître n'étant déjà que trop longue, je crois faire sagement de le différer à une autre fois. Mais de quoi je ne puis me taire, c'est de l'occupation dans laquelle votre lettre m'a trouvé. J'étais à faire des notes sur le portrait ci-joint du grand Frédéric-Guillaume. Elles étaient à moitié faites, quand l'arrivée de la lettre de V. A. R. me les a fait quitter pour me faire courir à ce que je trouverai toujours plus agréable et plus pressant que toutes les occupations que je puis avoir, c'est-à-dire, au bonheur d'entretenir V. A. R., et à celui d'oser lui réitérer les humbles assurances de la profonde et éternelle dévotion avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.


511-a En 1725.

511-b Anne-Caroline comtesse d'Orzelska, née en 1707, était fille d'Auguste II, roi de Pologne, et de Henriette Duval. Le 10 août 1780, elle épousa le prince Charles-Louis de Holstein-Beck. Selon les Mémoires de Frédérique-Sophie-Wïlhelmine, margrave de Baireuth, Brunswic, 1810, t. I, p. 104, 110, 117, 118 et 120, Frédéric avait, en 1728, une grande passion pour la comtesse d'Orzelska. Le nom de « madame Potge, très-fameuse pour son libertinage, » qui se trouve à la page 117 de ces Mémoires, n'est peut-être que celui de Pociey mal écrit. L'autographe de la Margrave conservé à la Bibliothèque royale, à Berlin, Ms. boruss. Fol. 806, année 1728, porte Potgé.

512-a François-Joseph Wicardel, marquis de Fleury, ministre de Cabinet saxon jusqu'en 1733.