7. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Parey, 1er janvier 1736.



Monseigneur,

Que Votre Altesse Royale ne craigne rien. Je sais, par l'exemple des magistrats des villes prussiennes, qu'elle n'aime pas les félicitations. Quoi qu'en ordonnât un ancien usage, quelque tenté que je sois de m'y conformer, je renfermerai dans le fond de mon cœur tous les vœux ardents que je fais aujourd'hui, comme tous les jours de ma vie, pour la conservation de V. A. R. De peur qu'elle ne les prenne pour des compliments ordinaires, qui lui sont en aversion, ces lignes, en dépit de leur date, n'en contiendront aucun. Mais qu'elle ait la bonté d'agréer que, pour me dédommager de cette rétention, je lui fasse part d'une découverte que j'ai faite ce matin dans la bibliothèque de mes petits-fils. Le hasard m'ayant fait rencontrer un exemplaire fort ancien et ... du fameux Nostradamus,448-a je fus tout surpris d'y trouver, en le feuilletant, une prophétie un peu plus longue, à la vérité, que le reste de ses Centuries, mais qui me parut si intéressante et de si bon augure, que je ne pus m'empêcher d'en prendre la copie que voici :

<406>Quand aviendra
Qu'un second F ... en P .. régnera,
Voici, je le prévois, tout ce qu'arrivera :
Moulte gloire il acquerra,
Ses ennemis trembler fera,
Heureux ses peuples il rendra,
Ce qui leur ... il guérira,
Le vrai, le bon il chérira,
Les beaux-arts il ranimera.
Qui le verra l'adorera,
Le genre humain l'admirera,
Duquel le délice il sera;
Bref, siècle d'or refleurira.
Dieu sait quand il commencera.
Mais ce beau règne finira
Quand dix-huit cent comptera.
Heureux qui jusque lors vivra!

V. A. R. sait mieux que moi que Nostradamus ignorait les règles de la poésie, et que son style, comme celui de tous ses confrères ..., est toujours un peu barbare, et si obscur, qu'il faut être versé dans l'art divinatoire pour y voir clair. Je crois cependant avoir trouvé la clef de ce passage-ci; mais j'ai si peur que V. A. R. ne regarde ma conjecture comme un compliment de nouvelle année, que j'aime mieux la passer sous silence.

La véritable raison qui m'inspire aujourd'hui la liberté de fatiguer V. A. R. par cette lettre, c'est que je me souviens que je lui dois encore l'extrait de la seconde partie de l'Histoire de Manichée. Elle le trouvera dans le ci-joint tome XXXI de la Bibliothèque germanique. Je pourrais y ajouter un de mes exemplaires des Essais de Bacon, que je me suis pareillement engagé à envoyer à V. A. R. Mais ayant trouvé, en le relisant, que le traducteur a négligé de rendre en français quantité de passages latins où l'auteur a souvent concentré le plus essentiel de ses réflexions, j'ai entrepris de les expliquer à la marge, et mon copiste n'a pas encore achevé de les transcrire. Je ne puis d'ailleurs m'empêcher de dire à V. A. R. que, son exemple m'ayant remis dans le goût de lire des poëtes, j'ai trouvé une édition de Boileau qui me paraît excellente pour quiconque se plaît, soit à composer quelquefois des vers, soit à bien juger de ceux que d'autres font. Elle <407>a été imprimée en 1729, en quatre volumes, à la Haye,450-a et illustrée de notes très-intéressantes pour un amateur de la poésie, puisqu'elles contiennent les différents changements que Boileau a faits lui-même dans ses poëmes, et les raisons pourquoi il les a faits. On trouve aussi dans le deuxième tome une Dissertation sur l'histoire de Joconde, dans laquelle le même poëte balance le mérite du fameux La Fontaine et de certain Bouillon, qui ont rimé l'un et l'autre cette historiette de l'Arioste. On ne peut rien lire de plus instructif en fait de poésie que cette Dissertation.

J'ose me promettre de l'indulgence de V. A. R. qu'elle ne prendra pas en mauvaise part la familiarité avec laquelle je lui rends compte de mes lectures poétiques, parmi lesquelles j'aurais dû nommer principalement un soi-disant Essai d'une nouvelle traduction d'Horace en vers français, par divers auteurs.450-b Je crois que c'est le même livre dont V. A. R. eut un jour la bonté de me parler à l'occasion de ma traduction de trois odes de ce poëte latin.

Je suis actuellement occupé à lire cet Essai, qui contient peut-être la sixième partie des Odes, Satires et Épîtres d'Horace, et je trouve dans la Préface de l'éditeur que ce poëte n'a jamais été entièrement traduit en vers français, et qu'il croit même très-difficile d'y réussir, à moins que plusieurs bons poëtes de génies différents ne s'associent pour y travailler. Trois auteurs, savoir, Le Noble, Régnier-Desmarais et un anonyme, y ont fait insérer leur version des deux premières odes, de celles que j'ai eu l'honneur de présenter à V. A. R. Je souhaiterais qu'elle voulût un jour avoir la curiosité de les confronter avec les miennes, et elle verrait que ces messieurs, quoique poëtes de profession, n'ont pas beaucoup moins mal réussi que moi.

Cette proposition, monseigneur, vous paraîtra peut-être tout aussi impertinente que l'excessive longueur de cette lettre. En <408>effet, je ne puis excuser ni l'une ni l'autre que par la bénignité avec laquelle V. A. R. a reçu jusqu'ici tout ce qui lui est venu de ma part. C'est cette insigne bénignité qui m'inspire tant de hardiesse, tout comme elle m'a inspiré assez d'amour-propre pour oser me flatter que V. A. R. rend quelque justice à la pureté de la profonde vénération avec laquelle je suis, etc.


448-a Voyez t. XVII, p. 142, et t. XXIV, p. 531.

450-a Cette édition de la Haye nous est inconnue; peut-être le comte de Manteuffel veut-il parler des Œuvres de Nicolas Boileau Despréaux. Avec des éclaircissements historiques donnés par lui-même. Nouvelle édition revue, corrigée et augmentée d'un grand nombre de remarques historiques et critiques. Enrichie de figures gravées par Bernard Picart le Romain. A Amsterdam, 1729, in-12. Le second volume renferme, p. 328-351, la Dissertation sur la Joconde.

450-b Amsterdam, 1727, in-8.