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IX. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC LE MARQUIS DE CONDORCET. (22 DÉCEMBRE 1783 - 1786.)[Titelblatt]

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1. DU MARQUIS DE CONDORCET.

Paris, 22 décembre 1783.



Sire,

L'ami de M. d'Alembert ose se flatter que Votre Majesté daignera ne pas désapprouver la liberté qu'il prend de lui parler d'une douleur qu'elle partage. Honoré de la confiance intime de cet homme illustre, je sais, Sire, quelle était pour lui l'estime, et j'ose dire l'amitié de V. M. Cette expression semble autorisée en quelque sorte par l'égalité avec laquelle V. M. a toujours traité les hommes d'un génie supérieur, parce qu'elle n'a pu se dissimuler, sans doute, qu'eux seuls étaient véritablement dignes d'être vos égaux.

M. d'Alembert, qui avait paru craindre les souffrances et les infirmités de la vieillesse, a vu venir la mort avec un courage tranquille et sans faste. Dans ses derniers jours, il s'amusait à se faire lire les énigmes du Mercure, et les devinait. Il a corrigé, la surveille de sa mort, une feuille de la nouvelle édition qu'il préparait de sa traduction de Tacite. Il s'occupait avec autant de sang-froid que de bonté des moyens d'assurer après sa mort des récompenses à ses domestiques, des secours à ceux que sa bienfaisance faisait subsister. C'est dans cette vue qu'il a bien voulu me choisir pour son héritier, et me donner cette dernière marque de son amitié et de sa confiance.

Il n'a voulu payer aucun tribut, même extérieur, aux préjugés de son pays, ni rendre hommage en mourant à ce qu'il avait fait toute sa vie profession de mépriser.

J'affligerai peut-être V. M., ou plutôt j'exciterai son indignation, en l'instruisant de ce qui a suivi la mort d'un homme, l'honneur de sa patrie. Son curé n'a pas osé, à la vérité, lui refuser <370>la sépulture. Il savait que j'aurais le courage d'invoquer contre cet acte de fanatisme l'autorité des lois, et que cette réclamation serait écoutée; le prêtre s'est donc borné à refuser la sépulture dans l'église, distinction absurde en elle-même, mais encore en usage parmi nous, qu'on ne refuse point à ceux qui la payent, et à laquelle les amis de M. d'Alembert attachaient quelque prix, parce qu'elle leur donnait le droit de lui ériger un monument. Le curé a joint à ce refus celui de tous les petits honneurs qu'il pouvait ne pas accorder sans se compromettre, et M, d'Alembert a été porté sans appareil, au milieu d'un peuple étonné que ses prêtres traitassent avec tant d'indécence un homme dont ces mêmes prêtres n'avaient jamais en vain sollicité la bienfaisance dans les besoins extraordinaires des pauvres.

M, d'Alembert a laissé un volume d'ouvrages de mathématiques, et plusieurs volumes de philosophie et de littérature, prêts à être imprimés. Je me propose de donner une édition complète de ses œuvres philosophiques et littéraires, et j'ose demander à V. M. la permission de la faire paraître sous ses auspices. C'est au nom seul de M. d'Alembert que je sollicite cette grâce; le mien est trop obscur et trop peu connu de V. M.

M. d'Alembert m'a remis, la surveille de sa mort, sa correspondance avec V. M., et tous ses papiers. Il a conservé pendant cette opération, qui a été longue et bien douloureuse pour l'amitié, une fermeté, une présence d'esprit, un calme dont il était impossible de n'être pas attendri, en admirant son courage. Les lettres de V. M. ont seules paru dans ce cruel instant lui causer des regrets, et réveiller sa sensibilité. Son intention était depuis longtemps que ce dépôt fût confié après sa mort à M. Watelet, de l'Académie française, son ancien ami. Le paquet, cacheté en présence de M. d'Alembert, a été remis à M. Watelet dans le même état.

Il a laissé d'autres marques précieuses des bontés de V. M., et n'a disposé que d'un des portraits qu'il avait reçus d'elle, en faveur de madame Destouches, la veuve de son père,411-a femme respectable qui, depuis l'enfance de M. d'Alembert, n'a cessé de lui donner des marques d amitié et de considération.

<371>Je regarde les autres portraits comme un dépôt, dont je ferai l'usage que V. M. daignera me prescrire.

La raison, Sire, a fait en Europe, depuis quelques années, des pertes multipliées et très-difficiles à réparer. Il lui reste encore un appui bien honorable pour elle, et tous ceux qui s'intéressent à ses progrès font des vœux pour la conservation de V. M. Je suis, etc.

2. AU MARQUIS DE CONDORCET.

Potsdam, 6 avril 1785.

Autrefois M. d'Alembert m'a fait le plaisir de me procurer quelques bons sujets pour l'Académie des sciences; il vient de m'en manquer deux, et vous me rendriez un véritable service, si vous pouviez m'en procurer. L'un, c'est M. Thiébault, qui était grammairien et puriste. Je crois que l'abbé Beauzée411-b serait le plus capable de le remplacer, s'il voulait accepter la place. Les appointements pris ensemble montent à douze cents rixdales, et le logement à part. L'autre qui nous a quittés, c'est M. Prévost, qui avait le département de la philosophie et des belles-lettres. Personne n'est plus capable que vous de trouver des sujets dignes de les remplacer. Cela ajouterait, s'il était possible, à l'estime que votre caractère et vos ouvrages m'ont inspirée pour votre personne.

Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

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3. DU MARQUIS DE CONDORCET.

Paris, 2 mai 1785.



Sire,

L'ouvrage que j'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté traite d'objets très-importants. J'ai cru qu'il pourrait être utile d'appliquer le calcul des probabilités à celle des décisions rendues à la pluralité des voix;412-a et comme j'ai toujours aimé presque également les mathématiques et la philosophie, je me suis trouvé heureux de pouvoir satisfaire deux passions à la fois.

Je n'ose désirer que V. M. daigne jeter les yeux sur un discours, beaucoup trop long peut-être, où j'ai exposé les principes et les résultats de l'ouvrage, dégagés de tout l'appareil du calcul. Je prendrai seulement la liberté de lui parler de deux de ces résultats. L'un conduit à regarder la peine de mort comme absolument injuste, excepté dans les cas où la vie du coupable peut être dangereuse pour la société. Cette conclusion est la suite d'un principe que je crois rigoureusement vrai : c'est que toute possibilité d'erreur dans un jugement est une véritable injustice, toutes les fois qu'elle n'est pas la suite de la nature même des choses, et qu'elle a pour cause la volonté du législateur. Or, comme on ne peut avoir une certitude absolue de ne pas condamner un innocent, comme il est même très-probable que dans une longue suite de jugements un innocent sera condamné, il me paraît en résulter qu'on ne peut sans injustice rendre volontairement irréparable l'erreur à laquelle on est nécessairement et involontairement exposé.

Le second résultat est l'impossibilité de parvenir, par le moyen des formes auxquelles les décisions peuvent être assujetties, à remplir les conditions qu'on doit exiger, à moins que ces décisions ne soient rendues par des hommes très-éclairés; d'où l'on doit conclure que le bonheur des peuples dépend plus des lumières de ceux qui les gouvernent que de la forme des constitutions politiques, et que plus ces formes sont compliquées, plus <373>elles se rapprochent de la démocratie, moins elles conviennent aux nations où le commun des citoyens manque d'instruction ou de temps pour s'occuper des affaires publiques; qu'enfin il y a plus d'espérance dans une monarchie que dans une république de voir la destruction des abus s'opérer avec promptitude et d'une manière tranquille.

Les conséquences peuvent être importantes, ne fût-ce que pour les opposer à cette espèce d'exagération qu'on a voulu porter dans la philosophie; mais j'ai cru qu'il fallait se borner à les indiquer dans un ouvrage sorti des presses d'une imprimerie royale.

Je demande pardon à V. M. de lui parler si longtemps de mes idées, et je la supplie de ne regarder la liberté que je prends de lui présenter mon ouvrage que comme un témoignage de mon admiration et de mon respect.

Je ferai tous mes efforts pour répondre à la confiance dont V. M. m'a honoré. Je ne puis encore lui proposer qu'un seul sujet qui pourrait remplacer M. Thiébault dans l'Académie, et donner des leçons de grammaire. C'est M. Dupuis; il est professeur depuis longtemps dans l'université de Paris. Sa conduite et son amour pour le travail lui ont mérité l'estime générale; mais son goût dominant pour l'érudition l'a conduit à entreprendre un grand ouvrage sur les théogonies anciennes, sur l'origine des constellations, et il ne peut continuer ce travail et le publier, sans offenser des gens qui ont encore ici quelque crédit. Ce n'est pas qu'il veuille attaquer directement les choses établies; mais les conséquences qui résultent de ses discussions ne peuvent pas toujours se concilier avec les idées communes. Il n'a pu même, en voilant ces conséquences, au hasard d'affaiblir le mérite de son travail, éviter de déplaire à une partie des membres de notre Académie des belles-lettres, qui ont voulu l'engager à faire sa profession de foi sur l'antiquité du monde. Dans cette position cruelle pour un homme sage, mais honnête et ferme, il accepterait avec reconnaissance une place dans votre Académie, et une chaire dans votre école militaire. Un seul obstacle l'arrête : il serait dans dix-huit mois ce qu'on appelle émérite, et aurait une retraite assurée de quatorze cents livres de notre monnaie; au <374>lieu qu'en quittant aujourd'hui il perdrait dix-huit ans de sa vie employés dans l'espérance de cette retraite. Mais V. M. pourrait aplanir cet obstacle. Les professeurs qui voyagent par ordre du Roi peuvent conserver leur titre, en se faisant remplacer; et si V. M. paraissait y prendre quelque intérêt, cet ordre ne serait pas difficile à obtenir. Par là elle acquerrait un très-bon professeur de grammaire, un académicien d'une érudition très-distinguée, et qui a su y porter de l'esprit et une philosophie très-rare parmi cette classe de savants. Je pourrais proposer à V. M. d'autres hommes de mérite, mais aucun qui fût du même ordre. D'ailleurs, une longue habitude d'enseigner, et une conduite exempte de reproches dans un corps où ses opinions et son mérite lui ont fait des ennemis et des jaloux, semblent des avantages que bien peu d'hommes de lettres auraient au même degré.

M. Beauzée, dont V. M. m'a fait l'honneur de me parler, est âgé, assez dévot, très-flatté de siéger à l'Académie française, et, quoique peu riche, il a pour lui-même et pour ses enfants des espérances qui le retiennent ici.

J'espère pouvoir bientôt remplir les intentions de V. M. pour un professeur de philosophie et de belles-lettres : mais elle connaît trop bien l'état de notre littérature et de notre philosophie pour ne pas me pardonner un peu de lenteur dans l'exécution de cette partie de ses ordres. Je suis avec le plus profond respect, etc.

4. AU MARQUIS DE CONDORCET.

Potsdam, 11 mai 1785.

Je vous suis très-obligé des Éloges que vous avez eu la bonté de m'envoyer; et, pour vous parler avec toute la sincérité possible, j'avoue que je les trouve bien supérieurs à ceux de M. d'Alembert, qui avait pris un style trop simple et trop familier qui ne s'adapte pas trop à ce genre d'écrire, qui exige quelque élévation, sans enflure. La manière de M. de Fontenelle était peut-être trop <375>satirique, comme il paraît par quelques-uns de ses Éloges, qui sont plutôt des critiques que des panégyriques. Je souhaite que la France vous fournisse des sujets qui méritent par leur génie et par leurs talents qu'on en fasse des Éloges dignes de tenir leur place à côté de ceux de leurs prédécesseurs. Sur ce, je prie Dieu, etc.

5. AU MÊME.

Potsdam, 29 juin 1780.

J'ai reçu votre lettre, mais j'attends votre ouvrage, qui n'est pas encore arrivé. Je vous remercie de me l'avoir communiqué, et je m'en tiendrai à la préface, comme vous me l'indiquez; car les ignorants de ma classe se contentent du résultat de vos calculs, sans sonder des profondeurs infinies. A l'égard de vos opinions touchant la peine du délit, je suis bien aise que vous soyez du même sentiment que le marquis Beccaria.416-a Dans la plupart des pays, les coupables ne sont punis de mort que lorsque les actions sont atroces. Un fils qui tue son père, l'empoisonnement, et pareils crimes, exigent que les peines soient grièves, afin que la crainte de la punition retienne les âmes dépravées qui seraient capables de le commettre. Pour ce qui concerne la question, il y a près de cinquante ans qu'elle est proscrite ici,416-b comme en Angleterre.416-c La raison en est des plus convaincantes; elle ne dépend que de la force ou de la vigueur du tempérament de celui auquel on l'applique; un moyen qui peut produire un aveu de la vérité, ou un mensonge que la douleur extorque, est trop <376>incertain et trop dangereux pour qu'on puisse l'employer. Je comprends malheureusement que la philosophie n'ose pas marcher tête levée dans tous les pays.

Je vous suis très-obligé de la personne que vous me proposez à la place de M. Thiébault; je l'accepterai très-volontiers, si vous pouvez l'y disposer, et au cas qu'on ne puisse point lui obtenir cette pension dont il espère de jouir en France, on pourra lui en accorder une sur sa retraite, s'il ne pouvait plus vaquer à des emplois. J'écrirai d'ailleurs au baron de Goltz pour essayer d'obtenir celte pension de la France; et en cas de refus, j'arrangerai le tout. Pour sa théogonie, il pourra la publier ici selon son bon plaisir. En gros, je suis de son opinion, que les planètes et le globe que nous habitons sont infiniment plus anciens qu'on ne le débite; et de toutes les hypothèses que l'on soutient sur ce sujet, celle de l'éternité du monde est la seule où se rencontre le moins de contradictions, et celle où il y a le plus d'apparence de vérité.

Je conçois que, pour trouver un professeur de philosophie et de belles-lettres, il faut du temps et du choix; ainsi je ne vous presserai pas sur ce sujet, si ce n'est que je vous prie de vous ressouvenir quelquefois d'un nombre de jeunes gens rassemblés dans une académie, attendant avec empressement des instructions qui leur manquent pendant l'absence d'un professeur. Sur ce, etc.

6. DU MARQUIS DE CONDORCET.

(Juillet 1785.)



Sire,

Un capitaine d'artillerie, nommé M. de Saint-Remy, a proposé un prix de six cents livres pour un Éloge de M. d'Alembert, au jugement de l'Académie française. Quelques-uns de ses amis se sont réunis avec M. de Saint-Remy pour faire frapper la médaille. Il n'en existe qu'une encore, et j'ai cru devoir en faire hommage à V. M.

<377>L'Académie française n'a reçu aucun discours, et elle est obligée de remettre le prix à une autre année. J'en ai été affligé, non pour la gloire de M. d'Alembert, mais pour notre littérature. La plupart de ceux qui travaillent ordinairement pour ces prix avaient des obligations de plus d'un genre à M. d'Alembert, et leur silence les expose au reproche d'ingratitude, à moins qu'ils ne permettent de le regarder comme un aveu de leur ignorance. Cette ignorance est la plaie secrète de notre littérature et de notre philosophie. On fait des phrases, parce qu'on n'a point d'idées; on écrit d'un style extraordinaire, parce qu'on n'a que des choses communes à dire, et on débite des paradoxes, faute de pouvoir trouver des vérités qui ne soient pas triviales.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

7. AU MARQUIS DE CONDORCET.

Potsdam, 9 août 1785.

J'ai reçu la médaille de M. d'Alembert que vous avez eu la bonté de m'envoyer. J'aurais voulu qu'on lui eût laissé sa perruque comme il la portait d'ordinaire, parce que rien ne contribue plus à la ressemblance que de graver les hommes dans l'ajustement où on était accoutumé de les voir.418-a Il est singulier que M. de Saint-Remy ait fondé un prix pour les médailles des philosophes, et que beaucoup de gens de lettres qui avaient des obligations à M. d'Alembert se soient dispensés d'en faire l'éloge. Rien de plus rare dans le monde que la reconnaissance; toutefois la mémoire de M. d'Alembert n'y perd pas grand' chose, et il vaut mieux n'être point loué que de l'être mal. Les beaux jours de la littérature sont passés; il n'y a que des trônes vacants, et peu de postulants dignes de s'y placer. Vous qui avez été l'élève du grand homme que nous regrettons, vous seul pouvez lui succéder. Sur ce, etc.

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8. DU MARQUIS DE CONDORCET.

Paris, 19 septembre 1785.



Sire,

Je n'ai reçu la lettre dont Votre Majesté m'a honoré que depuis peu de jours, au retour d'un voyage que j'ai fait en Bretagne et en Berry pour y examiner des projets de navigation.

J'espère que M. Dupuis obtiendra de notre gouvernement la grâce pour laquelle V. M. a daigné témoigner quelque intérêt. Le corps de l'université, loin de s'y opposer, a paru flatté de l'honneur que reçoit M. Dupuis, et qui rejaillit sur le corps même. L'intrigue de quelques hommes médiocres, jaloux de M. Dupuis, qui sont d'ailleurs bien sûrs de n'être jamais appelés hors de leur collége, a fait naître quelques légers obstacles; mais M. le comte de Vergennes pourra aisément les lever.

J'ai en vue un homme de mérite pour la place de professeur de belles-lettres et de philosophie; mais avant d'avoir l'honneur de le proposer à V. M., je dois prendre encore quelques informations.

Nous sommes malheureusement encore bien éloignés, en France, de ne punir de mort que pour des crimes atroces. Nos lois assujettissent à cette peine pour plusieurs espèces de vols, et ces vols ont été classés, non d'après des principes fixes, mais par des motifs particuliers, et d'après ce qu'ont paru exiger des circonstances passagères. Notre jurisprudence criminelle est inférieure à celle de la plupart des nations de l'Europe. Au commencement de ce siècle, l'Angleterre seule avait sur nous quelque avantage. Un des premiers soins de V. M. a été de perfectionner cette partie de la législation dans la monarchie qu'elle gouverne, et plusieurs souverains, depuis, ont suivi son exemple.

Une seule considération m'empêcherait de regarder la peine de mort comme utile, même en supposant qu'on la réservât pour les crimes atroces : c'est que ces crimes sont précisément ceux pour lesquels les juges sont le plus exposés à condamner des innocents. L'horreur que ces actions inspirent, l'espèce de fureur populaire qui s'élève contre ceux qu'on en croit les auteurs, <379>troublent trop souvent la raison des juges, magistrats ou jurés, et il y en a eu des exemples trop fréquents en Angleterre, comme en France.

Je suis avec le plus profond respect, etc

9. AU MARQUIS DE CONDORCET.

Potsdam, 24 octobre 1785.

Je vous suis très-obligé de la peine que vous vous donnez pour me procurer les instituteurs dont notre Académie a grand besoin. Je conçois qu'il y a des lenteurs, tant pour le choix des sujets que pour les déterminer à accepter les postes qu'on leur propose, et je ne doute point que vous ne réussissiez à me procurer des gens habiles, de quoi je vous aurai une grande obligation.

J'en viens à l'article des lois, que M. de Beccaria a si bien expliquées, et sur lesquelles vous avez également écrit. Je suis entièrement de votre sentiment, qu'il ne faut pas que les juges se pressent à prononcer leurs sentences, et qu'il vaut mieux sauver un coupable que de perdre un innocent. Cependant je crois m'être aperçu par l'expérience qu'il ne faut négliger aucune des brides par lesquelles on conduit les hommes, savoir les peines et les récompenses; et il y a tels cas où l'atrocité du crime doit être punie avec rigueur. Les assassins et les incendiaires, par exemple, méritent la peine de mort, parce qu'ils se sont attribué un pouvoir tyrannique sur la vie et sur les possessions des hommes. Je conviens qu'une prison perpétuelle est en effet une punition plus cruelle que la mort; mais elle n'est pas si frappante que celle qui se fait aux yeux de la multitude, parce que de pareils spectacles font plus d'impression que des propos passagers qui rappellent les peines que souffrent ceux qui languissent dans les prisons. J'ai fait dans ce pays-ci tout ce qui a dépendu de moi pour réformer la justice et pour obvier aux abus des tribunaux. Les anges pourraient y réussir, s'ils voulaient se charger de cette besogne; mais, <380>n'ayant aucune connexion avec ces messieurs-là, nous sommes réduits à nous servir de nos semblables, qui demeurent toujours beaucoup en arrière dans la perfection. Sur ce, je prie Dieu, etc.

10. DU MARQUIS DE CONDORCET.

Paris, 11 novembre 1785.



Sire,

La bonté avec laquelle Votre Majesté a daigné accueillir quelques-uns de mes Éloges académiques m'enhardit à lui offrir ceux des savants morts pendant l'année 1782. Cette année a été funeste à l'Académie, et lui a enlevé la dixième partie de ses membres.

V. M. trouvera dans ces Éloges celui de Vaucanson,422-a qu'elle a voulu appeler à Berlin au commencement de son règne, et qui n'a dû qu'à cette marque de son estime la fortune dont il a joui depuis dans sa patrie; et c'est elle encore qui eut la bonté de nous avertir, quelque temps après, que M. d'Alembert était un homme de génie.422-b Nous aurons souvent besoin, et en plus d'un genre, des leçons de V. M.

Elle a trouvé un peu trop de familiarité dans les derniers Éloges de M. d'Alembert. Les plus grands écrivains sont exposés à tomber dans ce défaut lorsqu'ils vieillissent. Voltaire lui-même n'en a pas été exempt, surtout dans ses vers, et n'a pu le cacher dans sa prose qu'à force d'esprit et de grâces. Nous y sommes portés naturellement; nous ne l'évitons qu'en veillant continuellement sur nous-mêmes, et cette vigilance continue nous lasse et nous fatigue, lorsque nos organes commencent à perdre de leur force et de leur souplesse. J'espère avoir bientôt l'honneur de soumettre au jugement de V. M. le reste de la collection des Éloges de mon illustre ami; et j'ose me flatter qu'elle y trouvera un grand nombre de morceaux nobles ou piquants, dont la phi<381>losophie fine et profonde obtiendra grâce pour les négligences qu'elle y remarquera.

Les gazettes nous avaient alarmés faussement. L'Europe entière n'attend que de V. M. le maintien de la tranquillité dont elle jouit. C'est une gloire qui vous était réservée, et qu'aucun héros guerrier n'avait encore méritée.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

11. AU MARQUIS DE CONDORCET.

Potsdam, 12 décembre 1785.

Je vous suis infiniment obligé des Éloges académiques que vous venez de m'envoyer. Je suis de votre avis, que l'âge affaiblit aussi bien le style des prosateurs que la verve des poëtes, et qu'il faut dire avec Boileau à tous les hommes de lettres âgés :

Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant,
De peur que tout à coup, efflanqué, sans haleine,
Il ne laisse, en tombant, son maître sur l'arène.423-a

Je compte toujours que vous voudrez bien vous donner la peine de me procurer un certain M. Lévesque, dont j'ai entendu dire beaucoup de bien, pour remplir la place de professeur de philosophie dont mon Académie a si grand besoin. Je suis sensible à la part que vous prenez à ma santé. A mon âge, il faut toujours avoir un pied dans l'étrier, pour être prêt à partir quand le quart d'heure de Rabelais sonne.423-b

Sur ce, etc.

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12. DU MARQUIS DE CONDORCET.

(Janvier 1786.)



Sire,

M. Lévesque accepte avec reconnaissance la place à laquelle Votre Majesté a bien voulu le destiner. J'ose me flatter qu'il la remplira bien. Il est à la fois disciple de Locke et disciple des anciens, et joindra à la justesse et à la précision de l'analyse moderne cette vigueur de principes qui nous plaît tant encore dans la philosophie morale des Grecs et des Romains. Je ne me consolerais point du malheur d'avoir mal répondu à la confiance de V. M. la première fois qu'elle m'en a honoré.

Nous venons de perdre M. Watelet, de l'Académie française et de celle de V. M. Il était le dépositaire des lettres qu'elle a écrites à M. d'Alembert, et il n'a fait aucune disposition. Elles seront vraisemblablement remises à M. le duc de Nivernois. J'ai cru, par respect pour V. M. et par intérêt pour la mémoire de M. d'Alembert, devoir l'instruire de ces détails, et veiller autant qu'il est en moi sur ce dépôt précieux pour les lettres, la philosophie et l'humanité, jusqu'à ce que V. M. ait daigné faire connaître ses intentions sur cet objet.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

13. AU MARQUIS DE CONDORCET.

Potsdam, 6 février 1786.

Je vous ai beaucoup d'obligation de ce que vous voulez avoir soin que cette correspondance que j'ai eue avec feu M. d'Alembert ne paraisse pas. Mes lettres ne méritent que d'être vouées à Vulcain; elles ne sont ni amusantes ni intéressantes pour le public. On est d'ailleurs déjà assez surchargé dans ce siècle, plus abondant en mauvais ouvrages qu'en bons écrits, sans y ajouter <383>encore les miens. Vous m'avez rendu un vrai service en me procurant un puriste et un autre professeur pour l'Académie militaire; ces jeunes gens attendent avec impatience leur arrivée, parce que leur éducation est négligée jusque-là. Sur ce, etc.

14. DU MARQUIS DE CONDORCET.

Paris, 26 mars 1786.



Sire,

Je n'ai point cessé de faire tous mes efforts pour préserver de toute espèce d'indiscrétion la correspondance de V. M. avec M. d'Alembert. M. Watelet était receveur général des finances; la chambre des comptes a mis le scellé sur ses papiers, et tout ce que la rigueur des formes a pu permettre, c'est que la correspondance fût remise à M. de Nicolaï, premier président de cette chambre, qui la gardera jusqu'à ce qu'une personne chargée des ordres de V. M. la réclame en son nom.

Si elle veut bien en charger M. le baron de Grimm, ou si elle daigne permettre que ce dépôt si précieux pour la gloire de mon ami et pour celle des lettres me soit confié, il cessera d'être exposé aux différents genres d'indiscrétion qui peuvent se commettre. Je puis répondre à V. M. qu'il ne sortirait jamais d'entre mes mains, et que je prendrais les précautions les plus certaines pour qu'aucun événement ne pût l'exposer de nouveau.

M. Lévesque sera prêt à partir vers la fin d'avril. Un homme de lettres, père de famille, très-peu riche, a besoin de plus de temps qu'un autre pour arranger ses affaires, quoique très-peu compliquées. Toute négligence peut être fatale à une petite fortune.

M. Dupuis ne pourrait partir que vers le mois de septembre. C'est alors qu'il deviendra libre; car il a été impossible de lui obtenir une grâce que méritent ses talents, et que l'intérêt que V. M. a daigné lui témoigner lui aurait sûrement fait accorder, si <384>des corps, et surtout des corps composés comme l'université de Paris, pouvaient se conduire comme des particuliers.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

15. AU MARQUIS DE CONDORCET.

(Avril 1786.)

Si quelqu'un a de justes prétentions sur mes lettres à feu M. d'Alembert, c'est assurément vous, monsieur; mais elles n'ont pas été écrites pour voir le jour; ce ne sont que des balivernes, aussi peu propres à instruire qu'à amuser. Ainsi je vous tiendrai grand compte si vous voulez bien faire tout ce que vous croirez le plus propre à empêcher qu'on ne les publie. Pour parvenir à cette fin, vous n'aurez donc qu'à vous faire remettre cette correspondance, comme un dépôt qui ne saurait tomber en de meilleures mains. J'ai fait payer à Paris les frais de voyage pour M. Lévesque. S'il s'est assez bien trouvé de son séjour à Pétersbourg, où j'ai appris qu'il a passé quelques années, il trouvera toujours moins de différence dans le climat et les mœurs de ce pays-ci, en se rapprochant d'autant plus de sa patrie.

Sur ce, etc.

16. DU MARQUIS DE CONDORCET.

Paris, 6 mai 1786.



Sire,

J'ai été vivement touché de la bonté avec laquelle Votre Majesté a daigné me permettre de réclamer ses lettres à M. d'Alembert, et de conserver entre mes mains ce dépôt précieux. Cette marque de sa confiance me sera toujours chère; j'en garderai une éter<385>nelle et respectueuse reconnaissance; mais je n'aurai pas l'avantage d'en profiter.

V. M. verra, par la lettre de M. de Vergennes dont j'ai l'honneur de lui envoyer une copie, qu'il avait déjà disposé de ce dépôt, ce qu'il a trouvé plus prudent de deviner que d'attendre les intentions de V. M. M. de Nicolaï, premier président de notre chambre des comptes, qui avait positivement promis de garder les lettres, qui ne les avait reçues qu'à cette condition, ne s'est pas cru obligé de remplir ses engagements.

Il doit m'être permis d'en être affligé. V. M. est la seule personne qui puisse ne pas sentir tout le prix de ses lettres; et l'intérêt que je prends à la gloire de M. d'Alembert peut-il me laisser voir avec indifférence la destruction du plus beau monument qui pût honorer sa mémoire? Mais les regrets, loin de diminuer les sentiments que la bonté, que la confiance de V. M. m'ont inspirés, ne peuvent que les augmenter.

Daignez, Sire, en agréer l'hommage, et me permettre de vouer pour toujours à V. M. quelque chose de plus que du respect et de l'admiration.

Oserai-je joindre mes vœux à ceux de l'Europe? Il est sans exemple qu'un roi, qu'un héros ait excité chez les nations étrangères un intérêt si vif, si général, si profondément senti; il a été unique comme le grand homme qui en était l'objet.

Je suis, etc.

M. DE VERGENNES AU MARQUIS DE CONDORCET.

Versailles, 3 mai 1786.

J'ai reçu, monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 1er de ce mois, et la copie de celle du roi de Prusse que vous y avez jointe. C'est avec regret, monsieur, que je me trouve dans l'impossibilité de satisfaire à la réclamation que vous formez. Instruit par des personnes dignes de foi que le roi de Prusse désirait que la partie de sa correspondance recueillie à la mort de M. Watelet ne fût point rendue publique, instruit d'ailleurs que sa publicité ne pouvait rien ajouter à la gloire de ce monarque, vu la nature des matières qui y étaient traitées, il a paru que le moyen <386>le plus efficace pour assurer au présent et à l'avenir l'effet de la volonté de Sa Majesté Prussienne était de supprimer à jamais cette correspondance. C'est ce que j'ai fait en présence de M. le premier président de la chambre des comptes. Je n'ai pas négligé, monsieur, d'en faire prévenir le roi de Prusse, et je me flatte qu'il applaudira à cette prévoyance.

Je ne doute pas, monsieur, que cette correspondance n'eût été très-sûrement dans vos mains; mais les hommes ne sont pas immortels, et leurs vues ne sont pas toujours remplies par ceux qui leur succèdent.

Je suis, etc.

17. AU MARQUIS DE CONDORCET.

Potsdam, 25 mai 1786.

J'envisage comme une chose très-favorable le sort que mes lettres ont eu d'être brûlées; c'était le moyen le plus sûr d'en empêcher l'impression; car il m'eût été désagréable de voir courir dans le public des lettres qui n'étaient pas faites pour lui. Il n'appartient qu'aux quarante plumes dépositaires de la pureté du langage français de vous donner des chefs-d'œuvre en tous les genres, qui méritent l'honneur de l'impression.

Je ne sais ce que deviennent les deux professeurs pour mon école militaire; ces jeunes gens sont trop longtemps sans instruction, pendant que je suis convenu de leurs doubles pensions, frais de voyage, etc Je ne comprends donc pas ce qui peut les arrêter, et j'avoue qu'un plus long retard pourrait nuire à l'idée que je m'étais faite d'eux; mais cela ne diminue en rien les obligations que je vous ai, et je sens tout le prix des peines que vous avez eues dans cette affaire. Sur ce, etc.

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18. DU MARQUIS DE CONDORCET. (1786.)



Sire,

La bonté avec laquelle Votre Majesté a daigné recevoir l'Éloge de M. d'Alembert me fait espérer qu'elle voudra bien me pardonner la liberté que je prends de lui présenter un exemplaire du même ouvrage.

J'y ai moins cherché à célébrer les vertus et le génie de mon ami qu'à les faire connaître. Il était devenu depuis quelques années l'objet de la haine d'une foule de petites cabales. Il avait pour ennemis tous ceux qui savaient ou qui croyaient qu'il n'était pas de leur avis sur quelqu'un des objets qui produisent des disputes parmi les hommes, depuis la religion jusqu'à la musique; et ces ennemis étaient parvenus, non à détruire sa réputation, mais à donner de lui de très-fausses idées. V. M. avait appris autrefois à la nation française ce que valait M. d'Alembert;430-a mais elle paraissait l'avoir trop oublié.

Je n'ai rien dit de ses opinions religieuses, de sa haine pour le fanatisme et l'intolérance; je n'aurais pu en parler sans blesser la vérité, et j'ai mieux aimé garder un silence absolu.

Si V. M., Sire, a daigné se faire lire un ouvrage si peu digne d'elle, si l'amitié dont elle a honoré M. d'Alembert a pu l'emporter sur les défauts du portrait que j'ai essayé d'en tracer, s'il lui a paru un peu ressemblant malgré ses défauts, j'aurai obtenu le prix le plus flatteur, et, si j'ose le dire, celui qui pouvait le plus me toucher.

Je suis avec le plus profond respect, etc.


411-a La mère de d'Alembert était madame de Tencin. Voyez t. XXIV, p. x et XI.

411-b Voyez t. XXIV, p. 469, 470 et 472.

412-a Application de l'analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voir. Paris, 1785, in-4.

416-a Auteur de l'ouvrage Dei delitti e delle pene, publié en 1764. Voyez t. XVIII, p. 297, et t. XXIII, p. 457.

416-b La question fut abolie en Prusse le 3 juin 1740. Voyez t. IX, p. 32, et t. XX, p. 289.

416-c En 1628, dans le procès de Felton, meurtrier du duc de Buckingham, les juges déclarèrent unanimement que, selon la loi anglaise, l'inculpé ne devait pas être mis à la torture. Voyez William Blackstone, Commentaries of the Laws of England. Nouvelle édition. Londres, 1826, t. IV, p. 326.

418-a Voyez ci-dessus, p. 174.

422-a Voyez t. XVI, p. 434; t. XXII, p. 14; et t. XXIV, p. 100.

422-b Voyez t. XX, p. 287, et t. XXIV, p. 406.

423-a Voyez t. XXIV, p. 31, 183 et 186.

423-b Voyez t. XVI, p. 237; t. XVIII, p. 216; t. XIX, p. 162, 184 et 238; et t. XXIII, p. 434.

430-a Condorcet dit dans son Éloge de M. d'Alembert : « Un roi déjà illustré par cinq victoires, et dont la gloire devait croître encore, avertit enfin la France (en 1754) qu'elle avait un grand homme de plus; ses bienfaits vinrent chercher M. d'Alembert, et il y joignit des témoignages d'estime et d'amitié fort au-dessus de ses bienfaits. » Voyez ci-dessus, p. 422.