<321>

VII. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC MIRABEAU (22 JANVIER - 15 AVRIL 1786.)[Titelblatt]

<322><323>

1. DU COMTE DE MIRABEAU.

Berlin, 22 janvier 1786, à la Ville de Paris.



Sire,

C'est trop présumer peut-être que de demander une audience à Votre Majesté, quand on ne saurait l'entretenir d'aucune affaire qui l'intéresse particulièrement. Mais si vous pardonnez à un Français qui, dès sa naissance, a trouvé le monde rempli de votre nom, le désir de voir le plus grand homme de ce siècle et de tant d'autres de plus près qu'on ne voit ordinairement les rois, vous daignerez m'accorder la faveur d'aller vous faire ma cour à Potsdam.

Je suis avec un très-profond respect,



Sire,

de Votre Majesté
le très-humble, très-obéissant et très-soumis serviteur.
Le comte de Mirabeau.

2. AU COMTE DE MIRABEAU.

Potsdam, 23 janvier 1786.



Monsieur le comte de Mirabeau,

Je serai bien aise de faire votre connaissance, et je suis bien sensible à l'offre que vous venez de me faire de vous rendre ici pour cet effet. Si vous voulez me faire ce plaisir après-demain, le 25 de ce mois, et vous adresser au général-major comte de Goertz, je <324>pourrai vous voir encore le même jour, et en attendant, je prie Dieu qu'il vous ait, monsieur le comte de Mirabeau, en sa sainte et digne garde.

AU COMTE DE GOERTZ.

Potsdam, 23 janvier 1786.

J'ai très-bien reçu, par votre lettre d'hier, le paquet de livres que le comte de Mirabeau vous a prié de me faire passer. Vous m'obligerez de l'en remercier affectueusement de ma part. Je serais, je l'avoue, très-curieux de savoir par quel heureux hasard ce voyageur a poussé jusqu'ici, et vous me feriez plaisir de me le dire. Sur ce, je prie Dieu, etc.

3. DU COMTE DE MIRABEAU.

Berlin, 26 janvier 1786.



Sire,

Je craindrais plus encore de paraître coupable envers Votre Majesté d'un manque de bonne foi que de commettre une indiscrétion qui ne nuisît qu'à moi.

Quand V. M. m'a fait l'honneur de me demander hier si j'allais à Saint-Pétersbourg, j'ai répondu que mon dessein n'était pas d'y aller encore. J'avais un et même deux témoins, et mes circonstances personnelles exigent que ma marche ne soit pas ébruitée.

Maintenant que je parle à V. M. seule, j'aurai l'honneur de lui dire que, bien mal récompensé des véritablement grands services que j'ai rendus, en France, au département des finances, compromis dans ma sûreté, et presque dans ma réputation, par le ministre actuel, parce que je n'ai voulu ni me mêler de son der<325>nier emprunt, ni concourir à son opération des louis, obligé de chercher jusqu'à la mort de mon père l'emploi de mon activité naturelle et de mon faible talent, tourmenté du désir, peu raisonnable peut-être, de me faire regretter en France, je l'ai quittée avec la permission du souverain, mais dans la ferme résolution de n'y rentrer, aussi longtemps que je serai jeune et capable de quelque chose, que pour recueillir l'héritage considérable que me laissera mon père.

Après la juste curiosité qui m'a conduit à Berlin, où j'attendrai probablement mon frère, qui doit demander à V. M. la permission de s'instruire aux manœuvres, mon intention est, je l'avoue, Sire, à vous seul, d'aller chercher de l'emploi dans le pays que je connaisse qui ait le plus besoin des étrangers. Je pousserai donc en Russie; et certes je n'aurais pas été chercher cette nation ébauchée et cette contrée sauvage, s'il ne me paraissait que votre gouvernement est trop complétement organisé pour que je puisse me flatter de devenir utile à V. M. La servir, et non pas siéger oiseusement dans des académies, eût sans doute été la première de mes ambitions, Sire. Mais les orages de ma première jeunesse et les déceptions de mon pays ont trop longtemps détourné mes idées de ce beau dessein, et je crains bien qu'il ne soit trop tard. Daignez agréer, Sire, la révélation de celui auquel je me vois contraint de me borner. Je vous la devais, puisque V. M. a montré quelque curiosité sur ma destination; mais j'ose la supplier de m'en garder le secret.

Je suis avec un très-profond respect, Sire, etc.

4. AU COMTE DE MIRABEAU.

Potsdam, 28 janvier 1786.



Monsieur le comte de Mirabeau,

Je n'ai pu qu'être bien sensible à la confidence que vous me faites, dans votre lettre du 26, des raisons qui vous ont engagé à vous <326>expatrier avec la permission de votre souverain, et à chercher dans l'étranger à faire valoir vos talents avec plus de succès. Vous pouvez être persuadé que je vous en garderai le secret, et que je m'intéresserai toujours au sort d'un homme de votre mérite, souhaitant de bien bon cœur qu'il soit des plus favorables, et conforme à votre attente. D'ailleurs, il dépendra entièrement de vous de vous arrêter à Berlin jusqu'à l'arrivée de M. votre frère, qui veut me demander la permission d'assister aux manœuvres. Ce dessein me fait d'autant plus de plaisir, que j'espère, dans cet intervalle, d'avoir celui de vous voir encore une couple de fois, pour vous assurer de bouche de tous mes sentiments pour vous. En attendant, je prie Dieu, etc.

5. DU COMTE DE MIRABEAU.

Berlin, 18 février 1786.



Sire,

Permettez que je mette aux pieds de Votre Majesté les respectueuses réclamations d'un de mes amis contre la mauvaise foi révoltante d'un de vos sujets.

Le baron de Borcke, ci-devant envoyé de V. M. à la cour de Saxe, doit à M. Théophile Cazenove, capitaliste très-connu d'Amsterdam, et chef d'une maison de commerce considérable, quatre-vingt mille livres d'une part, et, de l'autre, soixante mille livres aux héritiers du beau-père de ce même Cazenove. Ces sommes sont le prix des différences payées pour M. de Borcke dans des opérations en fonds publics faites à sa prière. Cet honnête homme, depuis qu'il a perdu, prétend que le jeu des fonds est défendu par les lois de Hollande, et croit, par cette fausseté absurde et manifeste, établir d'une manière satisfaisante qu'il ne doit pas ce qu'on a payé par son ordre exprès; il va jusqu'à disputer la validité d'une hypothèque en bonne forme qu'il a donnée sur ses terres de Clèves. Ses lettres nombreuses constatent l'indignité de <327>sa conduite, et les raisons qu'il allègue à la cour de justice de Clèves ne la constatent pas moins.

Enlacé dans d'interminables longueurs, M. Cazenove demanderait pour toute grâce que vous daignassiez, Sire, nommer son fiscal général, ou tel autre magistrat ou ministre qu'il vous plaira choisir, pour connaître de cette affaire et la décider sans inutile délai. M. Cazenove en passerait aveuglément par cet arbitrage, et je ne désespère pas de l'obtenir de V. M., qui montra toujours le désir et la volonté d'abréger les procès et de donner à la marche de la justice distributive la plus grande activité.

Je suis avec la plus profonde vénération, et en attendant avec une respectueuse impatience le bonheur de vous revoir encore, comme vous avez daigné m'en flatter, etc.363-a

6. DU MÊME.

Berlin, 14 avril 1786.



Sire,

Des circonstances imprévues changent ou suspendent mes projets, et la déplorable santé de mon père me rappelle en France. J'ose prendre la liberté de demander à V. M. ses ordres; et, n'osant me flatter d'obtenir la faveur d'aller les recevoir verbalement, je me contente de l'assurer que je me trouverais heureux d'être honoré de la plus légère commission de sa part, et que j'emporte de son pays des motifs éternels de reconnaissance, de dévouement et de respect, avec lesquels je ne cesserai d'être, etc.

<328>

7. AU COMTE DE MIRABEAU.

Potsdam, 15 avril 1786.



Monsieur le comte de Mirabeau,

Comme des circonstances imprévues, à ce que je vois par votre lettre du 14 de ce mois, exigent votre prompt retour en France, vous me ferez plaisir, au cas que vous preniez la route par ici, de me faire savoir votre arrivée en cette ville. Agréez, en attendant, mes remercîments de tout ce que vous me dites d'obligeant, et soyez assuré, etc.364-a


363-a Substance de la réponse verbale donnée par le Roi à son secrétaire, avec l'ordre d'écrire dans ce sens à Mirabeau : « Das ginge ja nicht an. Ich könnte mich nicht davon meliren, etc. » (Cela ne se peut pas : je ne saurais m'en mêler, etc.)

364-a Mirabeau passa près d'une heure avec le Roi le 17 avril 1786.