4. D'ALEMBERT AU MARQUIS D'ARGENS.

Paris, 20 novembre 1752.

Ni j'ai tardé, monsieur, à répondre à votre seconde lettre, ce n'est point par une négligence que les bontés extrêmes de S. M. rendraient inexcusable; c'est parce que ces bontés mêmes semblaient exiger de moi de nouveau que je ne prisse pas trop promptement mon dernier parti, dans une circonstance qui sera peut-être à tous égards une des plus critiques de ma vie. J'ai donc fait, monsieur, de nouvelles réflexions; mais, soit raison, soit fatalité, elles n'ont pu vaincre la résolution où je suis de ne point renoncer à ma patrie, que ma patrie ne renonce à moi. Je pourrais insister sur quelques-unes des objections auxquelles vous avez bien voulu répondre; mais il en est une, la plus puissante de toutes pour moi, et à laquelle vous ne répondez pas : c'est mon attachement pour mes amis, et j'ajoute, pour cette obscurité et cette retraite si précieuses aux sages. J'apprends, d'ailleurs, que M. de Maupertuis est mieux, et je commence à croire que l'Académie et la Prusse pourront enfin le conserver. La délicatesse dont je vous ai parlé à son égard est aussi une chose sur laquelle <266>je ne pourrais me vaincre, quand même des motifs encore plus forts ne s'y joindraient pas. Ainsi, monsieur, je supplie S. M. de ne plus penser à moi pour remplir une place que je crois au-dessus de mes forces corporelles, spirituelles et morales. Mais vous ne pourrez lui peindre que faiblement mon respect, mon attachement et ma vive reconnaissance. Si le malheur m'exilait de France, je serais trop heureux d'aller à Berlin pour lui seul, sans aucun motif d'intérêt, pour le voir, l'entendre, l'admirer, et dire ensuite à la Prusse : Viderunt oculi mei salulare tuum; mes yeux ont vu votre Sauveur.298-a Si j'avais l'honneur d'être connu de vous, monsieur, vous sentiriez combien cette manière de penser est sincère. Je sais vivre de peu et me passer de tout, excepté d'amis; mais je sais encore mieux que les princes comme lui ne se trouvent nulle part, et seraient capables de rendre l'amitié un sentiment incommode, si elle pouvait l'être. Au reste, monsieur, quoiqu'on sache à Berlin la proposition que le Roi m'a fait faire, on l'ignore encore à Paris, et certainement on ne la saura jamais par moi. Mais permettez-moi de me féliciter au moins de ce qu'elle m'a procuré l'occasion d'être connu d'une personne que j'estime autant que vous, monsieur, et de lier avec vous un commerce que je désire ardemment de cultiver.

Je suis, etc.


298-a Voyez t. XIX, p. 180, et t. XXI, p. 47 et 111.