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255. DE D'ALEMBERT.

Paris, 3 mai 1782.



Sire,

J'ai reçu presque en même temps deux lettres dont Votre Majesté m'a honoré à peu de jours l'une de l'autre, en réponse à deux lettres que j'avais eu aussi l'honneur de lui écrire. Je vois, par la première des deux réponses que V. M. a daigné me faire, qu'elle a été attaquée cet hiver, comme presque tous les précédents, de cette maudite goutte, qui, en la faisant souffrir comme Épictète, ne l'empêche pas d'être gaie comme Démocrite, sans qu'elle ait pourtant la morgue stoïcienne et absurde de ne pas regarder la goutte comme un mal. Je lisais ces jours passés la morale d'Épictète, plus grande que nature, exagérée, et faite pour l'homme imaginaire; et je dis de tout ce bel étalage, si peu à l'usage de notre faible nature, ce que le bon La Fontaine, tout converti qu'il était par le vicaire de sa paroisse, disait des Épîtres de saint Paul à son confesseur : « Votre saint Paul n'est pas mon homme. » La philosophie de V. M. est plus vraie, parce qu'elle est plus assortie à la nature humaine, et plus digne d'un véritable sage, qui voit les maux et les biens tels qu'ils sont, qui jouit de ceux-ci et souffre ceux-là, sans se louer et sans murmurer de sa destinée. Je profite le mieux qu'il m'est possible des leçons et surtout de l'exemple de V. M.; et quand ma vessie me fait souvenir qu'elle n'est pas une lanterne, comme dit le proverbe, je relis les lettres du roi philosophe, et cette lecture me soulage et me console.

Voilà donc le saint-père à Vienne, communiant le César, qui le persifle, et qui le renverra comme il est venu. Il n'aura eu d'autre satisfaction que de faire baiser sa mule aux capucins et aux belles daines, et de donner force bénédictions à la canaille. Je voudrais que Grégoire VII et l'empereur Henri IV pussent être témoins de ce spectacle, et du progrès que la raison a fait depuis sept cents ans. Le temps est un peu long, il est vrai, mais enfin la raison a cheminé comme l'aiguille d'une montre; sans avoir fait de grands pas, elle a toujours avancé, et la voilà en <224>beau chemin. Gare la suite de ces événements pour la sainte Église catholique, apostolique et romaine. Je ne sais si le successeur de saint Pierre s'appelle dans son voyage l'abbé du Midi; mais il semble que dans ce beau voyage il a été chercher, comme on dit, midi à quatorze heures.

V. M. n'est pas exactement informée sur le compte de l'abbé Raynal. Il a été décrété, il est vrai, par nosseigneurs du parlement, plus ignorants que la Sorbonne, et plus intolérants que les capucins. Mais, devançant cet arrêt foudroyant, l'abbé Raynal s'est mis à couvert et hors de France; ainsi il n'est ni au Châtelet, ni à la Bastille, mais en sûreté à Bruxelles ou ailleurs; car on dit qu'il voyage en ce moment en Allemagne, qu'il a été même très-accueilli d'un vénérable prélat, l'électeur de Mayence. J'imagine qu'il n'oubliera pas, dans ce voyage, de voir le monarque philosophe qui vaut mieux à voir que tous les électeurs, et même tous les Césars, et je ne doute pas que V. M. ne le console des persécutions que le fanatisme lui a fait éprouver.

L'état de notre nouvelle planète ou comète est encore indécis, et sa maison est difficile à lui faire; on commence à croire pourtant qu'elle restera planète, deux fois plus éloignée du soleil que Saturne, et faisant sa révolution en quatre-vingt-deux ans.251-a Le temps nous éclairera davantage; mais voilà, pour le présent, tout ce que je puis en apprendre à V. M.

Que dit-elle de la prise de Mahon, enlevé presque sans coup férir par un général médiocre et par les Espagnols? Il était écrit que cette place ne serait prise que par de pauvres généraux, Richelieu le premier, et Crillon le second; ce Crillon est le père de celui que V. M. vit il y a quelques années à Berlin avec le prince de Salm.251-b On dit qu'il va être chargé du siége de Gibraltar, qui pourra être de plus dure digestion. Mais enfin il faut espérer en la Providence, surtout en voyant les sottises multipliées des Anglais sur terre, sur mer, et dans le ministère. Puissent ces sottises bien répétées les forcer à la paix! car pour nous, nous ne demandons pas mieux que de la faire.

V. M. m'a rendu justice en me croyant très-innocent de l'ennui <225>que lui a causé le mauvais livre de physique qu'on s'est avisé de lui envoyer comme de ma part. Elle doit avoir reçu un autre livre que j'ai eu l'honneur de lui envoyer, mais en l'avertissant bien que ce livre n'était pas fait pour être lu par elle, et que c'était seulement un hommage de l'université de Paris, pleine d'admiration pour le monarque philosophe, et de reconnaissance pour l'encouragement qu'il a bien voulu donner à un de ses élèves.

Je suis avec le plus profond et le plus tendre respect, etc.


251-a Proprement en quatre-vingt-quatre ans, huit jours, dix-huit heures.

251-b Voyez t. XXIV, p. 682 et 690.