246. DE D'ALEMBERT.

Paris, 14 décembre 1781.



Sire,

Une indisposition assez douloureuse, qui m'a fait craindre un commencement de néphrétique, ou néfrétique, et qui n'est cessée que d'hier, m'empêche depuis huit jours d'avoir l'honneur d'écrire à V. M.; et ce n'est pas le moindre mal que cette indisposition m'ait fait éprouver. Je commence aujourd'hui par répondre à la dernière des deux lettres dont V. M. m'a honoré à peu de distance l'une de l'autre. Quelque accoutumé que je sois, <208>Sire, aux bontés infinies et de toute espèce dont V. M. me comble depuis trente années, elles me pénètrent toujours d'une nouvelle reconnaissance, et je suis infiniment touché de la nouvelle marque qu'elle vient de m'en donner en admettant M. Sélis dans l'illustre Académie que V. M. protége avec tant d'éclat et de succès. Quoique V. M. ait la bonté de me dire qu'elle a bien voulu, en cette occasion, avoir égard à ma recommandation en faveur de M. Sélis, j'ose assurer V. M. qu'il est digne de cette faveur par ses ouvrages (comme V. M. peut s'en assurer elle-même), par ses talents pour l'éducation de la jeunesse confiée à ses soins, et par les principes sains de littérature et de morale qu'il lui enseigne. Il m'a chargé de mettre aux pieds de V. M. les justes sentiments dont il est pénétré pour elle, qu'il inspire à ses élèves, et qu'elle trouvera exprimés dans la lettre qu'il a l'honneur d'écrire à V. M. Il se propose de faire honneur à son choix en envoyant à l'Académie quelques dissertations sur des objets intéressants de littérature, et en tâchant de les rendre dignes d'être insérées dans les Mémoires de cette savante compagnie. V. M. ne peut imaginer la reconnaissance et l'émulation qu'elle vient d'exciter dans l'université de Paris par les bontés dont elle a honoré le maître et le disciple. Ainsi les études, comme les sciences et les lettres, lui seront redevables de leurs progrès, en France; comme dans ses propres États.

V. M. s'exprime avec la philosophie la plus vraie, et en même temps la plus aimable, sur les louanges que le jeune écolier lui a données. Mais celle philosophie, Sire, si digne d'un grand homme qui apprécie tout, n'empêche pas la philosophie elle-même de dire : L'enfant dit vrai, et d'applaudir à la justice qu'il rend à V. M.

Je pense bien comme elle que ce n'est pas l'amour de la philosophie qui fait faire au César Joseph tant d'entreprises contre les moines, les prêtres et la cour de Rome; je crois que ces entreprises couvrent de plus grands intérêts, qui ne tarderont pas à éclore bientôt; et, malgré ma néphrétique et mon âge de soixante-quatre ans, je ne désespère pas de voir un jour l'Empereur vraiment roi des Romains, et le successeur de saint Pierre réduit à n'être qu'évêque de Rome. Malheureusement, Sire, pour le pro<209>grès de la raison, les prêtres conservent encore ailleurs que dans les États autrichiens un crédit bien nuisible aux lumières. V. M. croira-t-elle que l'archevêque de Paris, qui, par parenthèse, se meurt en ce moment d'hydropisie, a demandé et obtenu que, dans les pièces de théâtre nouvelles, le mot de prêtres ne fût pas prononcé? car la conscience de ces gens-là les persuade qu'on parle d'eux quand on dit du mal des prêtres d'une autre religion. Ils ressemblent à ce valet de comédie ivre, qui, entendant prononcer le mot de maraud, dit naïvement : « Maraud! Voilà quelqu'un qui me connaît. »233-a On vient de retrancher dans une pièce nouvelle dont la scène est au quatorzième siècle, du temps de l'empereur Louis de Bavière et de Jean XXII, ce vers :

Le sacerdoce altier lutte contre l'Empire,

quoiqu'il n'exprime qu'un fait malheureusement trop vrai dans ces siècles déplorables. Ainsi, quoique notre jeune, sage et vertueux monarque n'accorde aux prêtres aucune confiance, quoiqu'il connaisse tout le mal que cette engeance peut faire, on abuse indignement de son autorité pour cacher au peuple, s'il est possible, que les prêtres ont été longtemps les plus grands ennemis des rois, et qu'ils le sont même encore; car quand ils disent que l'autorité royale vient de Dieu, c'est parce qu'ils croient représenter l'Être suprême, et par là mettre des entraves, s'ils le peuvent, à l'autorité la plus légitime, quand elle sera contraire à leurs vues. J'apprends qu'en Espagne on vient de brûler, il y a six mois, une malheureuse femme pour hérésie de quiétisme. Quelle horreur et quelle imbécillité tout à la fois! Aussi l'Espagne croupit-elle dans la plus méprisable ignorance. Les succès de cette nation devant Gibraltar en sont la triste preuve.

J'ai lu à M. Dubois la réponse que V. M. m'a fait l'honneur de m'adresser à son sujet. Il en est pénétré de reconnaissance; mais quoiqu'il sente bien que V. M. ne peut lui promettre de l'employer sans l'avoir auparavant mis à l'épreuve, la crainte de ne pouvoir, après cette épreuve, convenir à V. M., et la situation où le mettrait ce malheur, ne lui permet pas de faire les <210>frais du voyage dans cette incertitude; et il sent très-bien, d'un autre côté, que V. M. ne peut faire elle-même ces frais sans savoir s'il pourra lui être utile. Ainsi il renonce avec le plus grand regret à l'honneur dont il s'était un moment flatté.

Je serai, Sire, cette année comme toutes les autres, avec la plus tendre vénération, etc.


233-a Ce mot est dans la Sérénade, comédie en un acte et en prose, par Regnard (1694), scène XXIII.