236. A D'ALEMBERT.

Le 14 juillet207-a 1781.

Me voici de retour des frontières des Sarmates, que j'ai parcourues, et je suis bien aise de me trouver dans ma cellule. C'est au prince Salm, aux élégants à talons rouges à remplir ce monde du bruit de leur nom et de leurs étourderies; mon âge m'éloigne de leur séquelle; il me porte à passer le reste de mes jours avec les <186>anciens, que je joindrai dans peu, et m'éloigne des modernes, avec lesquels ce n'est pas la peine de faire connaissance. Ne pensez pas, je vous prie, en lisant ce début, que j'aie des vapeurs; je vous assure qu'il n'en est rien. Je vois entre les mains des Parques s'accourcir le fil de mes jours, sans que cela m'affecte; l'expérience journalière est une école qui nous apprend la vicissitude de notre être; nos molécules, qui s'échappent par la transpiration imperceptible, les différentes sécrétions du corps, ainsi que les saignées, nous accoutument à mourir en détail; apprivoisés à perdre des parties de nous-mêmes, nous nous encourageons à voir d'un regard stoïque la dissolution totale de la matière qui nous compose. Mais lorsque l'imagination s'éteint, que la mémoire devient infidèle, que la vue baisse ou s'obscurcit, chez la plupart des hommes l'amour-propre se gendarme contre le temps qui leur enlève des propriétés qu'ils pensaient être indélébiles; l'admiration qu'ils avaient pour leurs prétendues perfections leur cause les regrets les plus ridicules sur la perte de quelques qualités passagères de leur être, et ils ne se rappellent pas qu'ils n'étaient rien dans le siècle passé, et qu'ils seront réduits à rien dans le siècle futur. Les vieillards pourraient bien encore trouver des sujets de consolation en se rappelant que l'on n'a de vrais amis que ses contemporains, et que ce bien inestimable du sage est perdu pour lui, s'il pousse sa carrière à la seconde ou à la troisième génération. La façon de penser, celle d'agir, si différente, ne s'assimilent point; ils se trouvent donc isolés dans la société, comme on trouve dans les taillis quelques vieux chênes qui ont résisté aux injures du temps, et dont la cime desséchée et flétrie domine de beaucoup au-dessus du sommet des jeunes arbres. Mais ces réflexions, quoiqu'elles ne m'affectent pas, paraîtront peut-être trop sombres pour un philosophe qui vit au centre des Sybarites de la Seine.

Je passe donc à des sujets plus gais. Ce César Joseph, dont vous faites mention, me fortifie et me corrobore dans le penchant que j'ai pour la secte acataleptique; les uns le disent à Bruxelles, les autres à Paris, et je vous répondrai comme madame de Sévigné : Je ne crois ni l'un ni l'autre. Ce prince fait trembler tous les moines et les riches abbés de ses États. On prétend qu'il hait <187>les parjures, et qu'il réduira exactement ces messieurs à l'observance du vœu de pauvreté qu'ils ont fait. Voyez-vous, ce sont là des biens que la guerre opère dans la chrétienté. Cette guerre coûte des sommes immenses; les princes empruntent; une nouvelle guerre, de nouvelles dettes; il faut les payer, les ressources manquent. Que faire? Il ne reste qu'à dépouiller le clergé de ses richesses, et la nécessité contraint les monarques à recourir à ce seul expédient qui leur reste. Si notre Calvin était témoin de ces événements, voici ce qu'il dirait : Admirez, mes frères, les voies impénétrables de la Providence; l'Être des êtres, qui abhorre l'horrible et sacrilége superstition dans laquelle l'Église se trouve plongée, ne se sert point de la voix des sages pour rendre la vérité triomphante; elle ne daigne point opérer des miracles pour étouffer l'erreur enracinée. De qui se sert-elle pour détruire les moines et pour faire disparaître de la face de la terre ces organes vils et impurs du fanatisme? Des rois, mes frères, c'est-à-dire, de l'espèce la plus ignorante qui rampe sur la surface de ce globe. Comment le grand Démiourgos amène-t-il ces ignorants à ses fins? Par l'intérêt, mes frères. Pour cette fois, intérêt infâme, tu seras du moins utile au inonde, en excitant les passions de ces demi-dieux du siècle à piller le bien des prêtres; tu les armes du glaive destructeur avec lequel ils détruisent cette engeance dont l'estomac sacrilége et les boyaux avides étaient sans cesse bourrés de chair et de sang. O altitudo!209-a etc. Au moins ce n'est pas moi, mais Jean Calvin qui dit tout cela; je vous le déclare, messieurs de la poste; au cas que votre noble curiosité vous porte à savoir ce que contient ma lettre, vous ne confondrez pas mon nom avec celui de Calvin. Je respecte trop le profond savoir de M. l'archevêque de Paris, et son faiseur de mandements, pour vouloir les scandaliser, et personne ne considère plus que moi la déraison inaltérable de ce concile perpétuel de la Sorbonne antique, dont les décisions sont infaillibles. Pour vous, mon cher Anaxagoras, je vous prie d'être persuadé de toute mon estime. Sur ce, etc.


207-a Il faut sans doute lire juin; car le Roi, qui était parti de Potsdam le 1er juin, et avait passé par Cüstrin, Stargard et Graudenz, revint à Sans-Souci le 13 du même mois.

209-a Épître de saint Paul aux Romains, chap. XI, v. 33.