225. DE D'ALEMBERT.

Paris, 3 novembre 1780.



Sire,

Il y a aujourd'hui 3 novembre vingt années, jour pour jour, que V. M. se couvrait de gloire dans les plaines de Torgau, en arrachant aux Autrichiens la victoire qu'ils se flattaient déjà d'avoir remportée. V. M. a depuis ajouté à cette gloire celle d'être le pacificateur et le vengeur de l'Allemagne, d'être dans ses propres États le réformateur de la justice, et dans l'Europe le modèle des guerriers et des rois. Qu'il y a de distance, Sire, comme le dit Térence, entre un homme et un autre!183-a et que je le sens bien tristement pour moi quand je me rapproche de V. M., car je n'ose dire quand je m'y compare! Le peu de force que j'avais encore il y a vingt ans dans mes facultés corporelles, intellectuelles et morales, s'est presque entièrement évanouie; il ne me reste d'énergie que dans le sentiment profond qui m'attache à V. M., tandis qu'elle conserve encore dans toute leur vigueur les rares qualités qui l'ont rendue si respectable à l'Europe depuis quarante ans qu'elle occupe le trône. Elle a même conservé sa gaîté, comme je le vois avec enchantement par la dernière lettre qu'elle me fait l'honneur de m'écrire; elle rit, et avec raison, des sottises des hommes, dont je ferais bien de rire aussi, et dont je rirais comme elle, si je digérais et si je dormais mieux. Le travail, et le plaisir que j'y éprouvais, me soutenait jadis, et me tenait lieu de tout; aujourd'hui qu'une heure d'application me fatigue, je n'ai plus cette ressource, et la tristesse s'empare de moi. Je <165>ne souffre pas, à la vérité, du moins vivement, d'esprit ni de corps; mais je suis dans cette langueur d'âme et d'organes qui rend insensible à tout. C'est que la nature m'a fait naître faible, tandis qu'elle a donné à V. M. des fibres proportionnées à la vigueur et à l'étendue de son génie.

Le sculpteur du buste de Voltaire, chez qui je vais souvent pour le presser, me promet d'avoir fini incessamment ce buste, dont j'espère que V. M. sera parfaitement satisfaite. Il faut donc renoncer, puisque V. M. le juge plus à propos, à voir sa statue dans l'église de Berlin, foulant aux pieds la Superstition et le Fanatisme. J'avoue, Sire, que j'ai regret à ce monument, surtout quand je pense qu'il eût été érigé par ordre de V. M., et qu'il eût retracé aux siècles futurs les honneurs rendus par Auguste à Virgile. Croiriez-vous, Sire, qu'on refuse ici à sa famille de lui faire un mausolée très-modeste dans la petite église obscure de province où il est enterré? On dit même que les prêtres l'ont secrètement exhumé pour le jeter à la voirie. Il n'y a pas grand mal à cela, ni pour lui, ni pour ceux qui s'intéressent à sa mémoire; mais il serait étrange que le gouvernement, qui n'aime pas les prêtres, quoiqu'il les craigne, consentît à cette indignité, et je ne saurais le croire.

Ces prêtres, Sire, que V. M. méprise, parce qu'elle n'en a rien à craindre, ont ici de puissants protecteurs, et sont plus acharnés que jamais contre le progrès de la raison et des lumières. L'ouvrage le plus indifférent à cette vermine par son objet ne saurait paraître au jour, s'il n'est permis par les prêtres ou par leurs suppôts; car la bassesse et la faim leur en font trouver parmi les gens de lettres. Cette inquisition enchaîne et glace tous les esprits; les injures qu'on vomit dans les chaires contre la raison et contre ses défenseurs, injures qui sont appuyées par des magistrats imbéciles ou fanatiques, achèvent d'avilir et de décourager ce qu'il y a de plus éclairé et de plus estimable dans la nation. Je ne parle point de ce malheur pour mon propre intérêt; je suis plutôt spectateur que patient dans cette galère, où je me tiens les bras croisés, bien résolu de ne plus rien imprimer, si j'imprime jamais, que dans un pays où la vérité puisse s'exprimer librement, sans offenser ni le Roi, ni l'administration, ni les <166>mœurs, ni l'honneur de personne. Mais je vois tant de gens de lettres souffrir de cette persécution et de cette inquisition abominable, que je ne puis m'empêcher de les plaindre, quoique je ne partage pas leurs peines, à peu près comme un vieil amant prend toujours intérêt au sort d'une ancienne maîtresse qu'il a tendrement aimée. Heureux, Sire, les hommes qui peuvent comme vous commander à l'opinion, mépriser en sûreté les fripons et les sots, instruire leurs semblables sans avoir le fanatisme à craindre, et les obliger, même quand ils ne le voudraient pas, à être tolérants, modérés et raisonnables! Puissiez-vous, Sire, donner longtemps aux hommes de pareilles leçons, de pareilles lois et de pareils exemples!

Je suis avec la plus profonde et la plus tendre vénération, etc.


183-a Voyez t. XXIV, p. 693.