208. DU MÊME.

Paris, 19 septembre 1779.



Sire,

J'arrive de la campagne, où j'ai été passer environ trois semaines pour me reposer d'un travail un peu forcé que les circonstances où je me suis trouvé m'avaient obligé de faire; et je n'ai rien de plus pressé, en arrivant, que de répondre à la lettre pleine de bonté dont V. M. m'a honoré, et dont je lui rends les plus humbles et les plus tendres actions de grâce. Je suis en même temps, Sire, et assez bon Fiançais, et assez sincèrement attaché à V. M., pour voir avec le plus grand plaisir les sentiments où elle est par rapport à notre ministère, et l'union qui paraît s'établir entre les deux cours. J'ai toujours pensé que l'alliance de la France avec V. M. était l'état naturel de l'une et de l'autre puis<127>sance, qu'elle n'avait été pendant quelque temps interrompue que par la haine d'une femme142-a qui voulait se venger du juste mépris de V. M. pour elle, et par l'ambition d'un prêtre bel esprit qui voulait être cardinal;142-b et je vois avec grande joie qu'enfin la France peut dire comme Roxane :

Et que tout rentre ici dans l'ordre accoutumé.142-c

Les Français, Sire, ne peuvent pas être vos ennemis, comme vous ne voulez pas être le leur. Indépendamment des intérêts politiques, l'admiration et le respect dont toute la nation est pénétrée pour V. M. est à un degré inexprimable, et on ne tarit point, Sire, sur les éloges qui sont dus à la conduite si ferme, si noble, si courageuse que V. M. vient de tenir dans l'affaire importante qui agitait l'Allemagne. J'en ai déjà tant parlé à V. M., que je crains, en me répétant, de paraître adulateur; mais, Sire, on n'a point d'adulation à se reprocher quand on est l'écho de la voix publique, et jamais elle n'a été si unanime et si énergique qu'elle l'est en ce moment sur V. M. Quelle satisfaction n'aurais-je pas eue à lui exprimer moi-même tous ces sentiments, si ma frêle machine m'avait permis de m'exposer aux fatigues d'un long et pénible voyage! Jamais, Sire, je n'ai éprouvé un plus grand désir d'aller me mettre aux pieds de V. M.; mais j'ai craint de n'avoir pas la force d'arriver jusqu'à elle. Je ne puis cependant renoncer encore totalement à l'espérance de la voir et de l'entendre, et si, dans l'état de faiblesse où je suis, je trouvais quelque moment lucide, j'en profiterais à l'instant pour satisfaire mon cœur.

Nous venons, Sire, de donner, à l'Académie française, le prix que nous avions proposé pour l'éloge de Voltaire, et que j'avais augmenté de six cents livres, pour honorer par le denier de la veuve la mémoire de mon illustre ami. La pièce de vers qui a remporté le prix est pleine de très-belles choses; l'auteur n'a pas voulu se nommer, et il a cédé la médaille à la pièce qui a eu l'ac<128>cessit, et qui a beaucoup de mérite aussi. On croit que cet anonyme est M. de La Harpe.143-a

L'Académie française possède, Sire, le buste de Voltaire dont j'ai eu l'honneur de vous parler. C'est moi qui le lui ai donné; mais comme je ne suis pas riche, je n'ai pu le donner qu'en terre cuite. V. M. l'aura en marbre quand elle le voudra; le buste est de mille écus. Elle pourra, si elle veut, me donner ses ordres à ce sujet; ils seront promptement exécutés. Elle pourrait même en faire deux, un pour elle, et un pour l'Académie de Berlin, qui recevrait sûrement ce buste avec tous les sentiments dus au donateur et à l'original. J'oubliais de dire à V. M. que ce buste est de deux manières, toutes deux très-ressemblantes, l'une à l'antique, avec la tète nue, l'autre avec la perruque, ce qui n'est pas si pittoresque, mais en même temps aide à la ressemblance parfaite; et c'est de cette dernière manière que je l'ai donné à l'Académie.

Vous n'avez que trop raison, Sire, sur la décadence où tout est tombé, et sur le grand vide que laisse la mort de Voltaire; mais tel est le sort des choses humaines. Quand même notre littérature se remonterait, je doute qu'elle puisse de longtemps produire un homme aussi rare, et qui réunisse tant de talents à un si haut degré. Tant que Frédéric vivra, l'Europe pourra se consoler d'avoir encore un grand homme. Vivez donc, Sire; jouissez longtemps de votre gloire, de l'admiration de l'Europe, et de la bénédiction de l'Allemagne.

Je suis avec la plus tendre vénération et la plus vive reconnaissance, etc.


142-a La marquise de Pompadour.

142-b Bernis. Voyez t. IV, p. 38, 255 et 256; t. X., p. 123; t. XIX., p. 21 et 25; t. XX, p. 303 et 310; et t. XXIV, p. 269.

142-c Bajazet, tragédie de Racine, acte II, scène II.

143-a Aux mânes de Voltaire; dithyrambe qui a remporté le prix au jugement de l'Académie (par J.-F. de La Harpe). Paris, Demonville, 1779, in-8. Quant à La Harpe, voyez t. XXIII, p. 150.