171. AU MÊME.

Le 9 juillet 1776.

Je compatis au malheur qui vous est arrivé de perdre une personne à laquelle vous vous étiez attaché.50-a Les plaies du cœur sont les plus sensibles de toutes, et, malgré les belles maximes des philosophes, il n'y a que le temps qui les guérisse. L'homme est un animal plus sensible que raisonnable.50-b Je n'ai que trop, pour mon malheur, expérimenté ce qu'on souffre de telles pertes. Le meilleur remède est de se faire violence pour se distraire d'une idée douloureuse qui s'enracine trop dans l'esprit. Il faut choisir quelque occupation géométrique qui demande beaucoup d'appli<46>cation, pour écarter, autant que l'on peut, des idées funestes qui se renouvellent sans cesse, et qu'il faut éloigner le plus que possible. Je vous proposerais de meilleurs remèdes, si j'en connaissais. Cicéron, pour se consoler de la mort de sa chère Tullie, se jeta dans la composition, et fit plusieurs traités, dont quelques-uns nous sont parvenus. Notre raison est trop faible pour vaincre la douleur d'une blessure mortelle; il faut donner quelque chose à la nature, et se dire surtout qu'à votre âge comme au mien on doit se consoler plus tôt, parce que nous ne tarderons guère de nous rejoindre aux objets de nos regrets.

J'accepte avec plaisir l'espérance que vous me donnez de venir passer quelques mois de l'année prochaine chez moi. Si je le puis, j'effacerai de votre esprit les idées tristes et mélancoliques qu'un événement funeste y a fait naître. Nous philosopherons ensemble sur le néant de la vie, sur la philosophie51-a des hommes, sur la vanité du stoïcisme et de tout notre être. Voilà des matières intarissables, et de quoi composer plusieurs in-folio. Faites, je vous prie, cependant tous les efforts dont vous serez capable pour qu'un excès de douleur n'altère point votre santé; je m'y intéresse trop pour le supporter avec indifférence.51-b

Sur ce, etc.


50-a Mademoiselle Julie de Lespinasse, née à Lyon en 1732, mourut le 23 mai 1776.

50-b Voyez t. XXIV, p. 151, 167 et 531.

51-a Sur la folie. (Variante des Œuvres posthumes de d'Alembert, Paris, Charles Pougens, t. I, p. 329.) La traduction allemande des Œuvres posthumes de Frédéric, Berlin, 1789, t. XI, p. 214, porte : über die Thorheit.

51-b Voyez t. XXIII, p. 437.