158. DE D'ALEMBERT.

Paris, 10 juillet 1775.



Sire,

Un m'avait alarmé beaucoup, il y a peu de temps, sur la santé de V. M.; j'avais couru sur-le-champ chez M. le baron de Goltz, qui m'avait rassuré par les nouvelles toutes récentes qu'il avait reçues. La dernière lettre que V. M. a eu la bonté de m'écrire a dissipé tout à fait mes inquiétudes, et m'a prouvé que non seulement V. M. jouissait d'une santé parfaite, mais de cette gaîté qui <19>pour l'ordinaire en est la suite et la preuve. Jouissez-en longtemps, Sire, et pour votre gloire, et pour le bien de la philosophie, à laquelle vous êtes si nécessaire.

Vous avez bien raison, Sire, dans les éloges que vous donnez à la conduite de notre jeune monarque. Il ne veut que le bien, et ne néglige rien pour y parvenir; il fait les meilleurs choix, et il vient encore de nommer pour successeur au duc de la Vrillière, qui part enfin à la satisfaction générale, l'homme le plus respecté peut-être de noire nation, et avec le plus de justice, M. de Malesherbes, qui concourra avec M. Turgot à mettre partout la règle, l'ordre et l'économie, bannis depuis si longtemps. Grande est l'alarme au camp des fripons; ils n'auront pas beau jeu avec ces deux hommes; mais toute la nation est enchantée, et fait des vœux pour la conservation et la prospérité du Roi. Je parle de ces deux vertueux ministres avec d'autant moins d'intérêt, qu'assurément je ne veux et n'attends rien d'eux. Le contrôleur général, à qui j'ai offert mes services, à condition qu'ils seraient gratuits, me disait, il y a quelques jours, qu'il voudrait bien faire quelque chose pour moi : « Gardez-vous-en bien, lui répondis-je; outre que je n'ai besoin de rien, je veux que mon attachement pour vous soit à l'abri de tout soupçon. » Enfin, Sire, toute la nation dit en chorus : Un jour plus pur nous luit; et elle espère que ses vœux seront exaucés. Les prêtres seuls font toujours bande à part, et murmurent tout bas, sans oser trop s'en vanter; mais le Roi connaît les prêtres pour ce qu'ils sont, ne fût-ce que par l'éducation qu'ils lui ont donnée. Il vient de récompenser du cordon bleu le seul honnête homme qui ait été parmi ses instituteurs; il fera sans doute justice des autres en n'écoutant point leurs conseils, s'ils s'avisaient de lui en donner.

On dit qu'on a envoyé à V. M. le détail des cérémonies du sacre : elle aura été indignée sans doute de l'affectation et je pourrais dire de l'impudence avec laquelle les prêtres ne font faire au Roi de serments que pour eux. On assure qu'ils ont mieux fait encore dans cette occasion, et qu'ils ont supprimé l'endroit de la cérémonie où deux des évêques assistants demandent au peuple s'il reconnaît Louis XVI pour roi. Ces bons citoyens briseraient, s'il leur était possible, les liens les plus chers qui unissent le mo<20>narque aux sujets, l'obéissance commandée par l'amour. Je sais bien mauvais gré à l'auteur du Système de la nature du prétendu pacte qu'il imagine que les rois ont fait avec les prêtres pour opprimer les peuples;22-a si cet écrivain dangereux eût seulement ouvert l'histoire ecclésiastique, il y aurait vu que de tout temps et en toute occasion les prêtres ont été les plus grands ennemis des rois. Puissent tous les souverains, Sire, penser comme vous sur cette engeance, qui ne connaît, comme vous le dites si bien, que deux dieux, l'intérêt et l'orgueil!

Je suis bien sûr que la Pomérellie se sentira du gouvernement de V. M., que les lumières et la justice y régneront, et que vous rendrez ces Esquimaux plus heureux et plus éclairés.

Je prends toujours la liberté de recommander le sieur Tassaert aux bontés de V. M., et j'espère qu'il en sera digne par son travail et par sa conduite.

C'est un spectacle bien doux pour moi que de voir V. M., au milieu de tant d'occupations, trouver encore du temps à donner aux lettres; elles en recueilleront le fruit et par vos ouvrages, et par votre protection; et on pourrait frapper une médaille où Frédéric serait d'un côté, et Minerve de l'autre, avec ces mots : Ditat et défendit (Il l'enrichit et la défend). Pour moi, Sire, je ne puis plus guère être autre chose que le témoin des succès de la philosophie; ma santé me permet à peine un léger travail; elle commence cependant à prendre un peu plus de consistance, et je voudrais bien qu'elle en pût prendre assez pour me permettre d'aller encore présenter à V. M. le juste hommage de mon profond respect, de mon admiration, et de la vive reconnaissance que je dois à ses bontés. C'est avec ces sentiments que je serai toute ma vie, etc.


22-a Voyez t. IX, p. 188.