150. DE D'ALEMBERT.

Paris, 7 février 1775.



Sire,

Je me prosterne aux pieds de Votre Majesté, et je n'ai point d'expressions pour lui témoigner ma vive et tendre reconnaissance. M. Tassaert vient de me remettre les superbes porce<5>laines que V. M. m'a fait l'honneur de m'envoyer; j'étais déjà trop content et trop honoré de l'écritoire qu'elle voulut bien me donner il y a quinze ans, le même jour où elle se couvrait de gloire dans les plaines de Liegnitz;5-a mais V. M. veut sans doute, et en cela elle n'aura point de violence à me faire, que je pense à elle non seulement en écrivant, mais en faisant tous les matins mon déjeuner frugal, que j'accompagnerai d'actions de grâces pour elle, après avoir écrit sur la belle boîte qui renferme ces porcelaines les deux mots si chers à mon cœur : Dedit Fredericus. Mais si je ne puis, Sire, vous exprimer ma sensibilité pour un si beau présent, que pourrais-je vous dire pour peindre toute ma reconnaissance du beau portrait que vous avez eu la bonté d'y joindre? Je le porterai sur moi sans cesse, et la nuit je le mettrai au chevet de mon lit, à l'endroit où les dévots placent leur crucifix et leur bénitier. Je conserve précieusement le portrait que V. M. voulut bien me donner il y a près de douze ans, et qui la représente à la tête de ses armées; celui que je viens de recevoir, Sire, vous représente dans votre cabinet, comme le philosophe le plus aimable et de la physionomie la plus auguste et la plus noble; j'admirerai toujours le premier, et j'adorerai toujours le second. Tous mes amis, à qui j'ai dit combien ce nouveau portrait est ressemblant, lui ont déjà rendu le plus tendre hommage, et veulent en faire faire des copies, pour partager mon plaisir et mon bonheur.

M. de Voltaire vient de m'envoyer une tragédie de Don Pèdre où il y a encore des tirades et même des scènes entières dignes de lui. Il a mis à la suite un Éloge de la Raison qui est, à mon avis, une des choses les plus charmantes qu'il ait faites. J'imagine qu'il l'aura envoyé à V. M.6-a A quatre-vingts ans, quel homme! Mais ce qui l'occupe surtout, c'est l'atroce et ridicule affaire du jeune homme auquel V. M. s'intéresse, et qui m'en paraît bien digne par tout ce que M. de Voltaire m'écrit de son caractère et de son application. Un très-grand nombre d'honnêtes gens sont actuellement occupés de cette affaire abominable, qui rend nos Velches des juges aussi odieux que méprisables; V. M. <6>doit bien compter sur mon zèle et sur tout ce qui dépendra de moi pour laver l'affront dont nous sommes couverts par cet infâme jugement.

Notre jeune roi continue à se faire aimer, à vouloir le bien, enfin à nous donner les plus heureuses espérances. On ne cite de lui que des actions honnêtes, et des mots pleins de sens et de raison. Il a pris pour ministres des hommes très-vertueux, et surtout un contrôleur général qui rétablira nos finances, si la cupidité, l'envie, la calomnie, veulent bien le laisser faire.

Je suis très-affligé de l'état du pauvre M. de Catt, dont les services doivent d'autant plus manquer à V. M., que je connais la tendre vénération qu'il a pour elle.

M. Tassaert est enchanté d'entrer au service de V. M. Il voudrait déjà être à Berlin; il y serait resté, sans quelques affaires indispensables qu'il lui faut terminer en France, et il est bien décidé à se rendre aux pieds de V. M., selon la promesse qu'il lui en a faite, à la fin de juillet au plus tard. Je crois pouvoir assurer à V. M. qu'elle sera très-contente de sa capacité, de son travail et de son caractère, et qu'elle le trouvera plus sage et plus honnête que la plupart des artistes français dont elle a eu lieu d'être si peu contente. Pour rendre son bonheur parfait, il aurait une grâce à demander à V. M. : ce serait de vouloir bien lui accorder, outre l'atelier qu'elle lui a donné, un logement où elle voudra, pour lui et pour sa famille. Je lui ai fait espérer que V. M. ne lui refuserait pas cette grâce, ne doutant point qu'elle n'ait dans sa capitale quelque appartement dont elle puisse disposer. Cette faveur mettrait le comble aux bienfaits de V. M. et à la reconnaissance de M. Tassaert. J'y joindrais, Sire, toute la mienne, par l'intérêt que je prends à lui, et par la certitude où je suis que V. M. ne se repentira pas d'avoir rendu la situation de cet artiste douce et heureuse.

Je suis avec la plus tendre reconnaissance et le plus profond respect, etc.


5-a Voyez t. XXIV, p. 409.

6-a Voyez t. XXIII, p. 348.