124. DE D'ALEMBERT.

Paris, 1er janvier 1773.



Sire,

Pénétré comme je le suis des sentiments aussi tendres que respectueux que V. M. me connaît depuis longtemps pour sa personne, je la prie de me permettre de commencer la lettre que j'ai l'honneur de lui écrire, à peu près comme Démosthène commence sa harangue pour la Couronne. Je prie d'abord tous les dieux et toutes les déesses de conserver dans l'année où nous entrons, comme ils ont fait dans les précédentes, un prince si précieux aux lettres, à la philosophie, et à moi, chétif personnage, en particulier. Je prie encore ces mêmes dieux, s'il est vrai que le cœur des rois soit entre leurs mains,656-a de vouloir bien conserver ce grand et digne prince dans les sentiments de bonté dont il m'a honoré jusqu'ici, et dont je me flatte de n'être pas tout à fait indigne par la vivacité de ma reconnaissance, de mon dévouement et de mon admiration pour lui.

Cette admiration, Sire, augmenterait, s'il est possible, par la lecture que j'ai faite de la lettre charmante que V. M. vient d'écrire à M. de Voltaire.656-b Comme il sait toute mon amitié pour lui, et tout ce que je sens pour V. M., il n'a pas cru faire une indiscrétion de m'envoyer copie de cette lettre, dont je lui ai bien <591>promis de ne donner, de mon côté, copie à personne, mais que je voudrais faire lire à tous les gens de lettres, pour les pénétrer des sentiments qu'ils vous doivent. L'estime que vous marquez pour leur chef mérite toute leur reconnaissance, et la manière dont vous exprimez cette estime est pleine de cette grâce et de ce charme que toutes les lettres de V. M. respirent. L'article des Turcs battus, quoiqu'ils n'aient point de philosophes, est surtout charmant, ainsi que l'article de la lyre de la Henriade, d'Amphion et du poisson qui le porta; et ce que V. M. ajoute, que c'est tant pis pour les .....656-c s'ils n'aiment pas les grands hommes, est digne de faire proverbe parmi les gens de lettres. Pour moi, ce sera désormais le refrain de tous mes discours, en voyant les lettres opprimées et persécutées comme elles le sont.

Il faut que ces pauvres ignatiens soient bien malades, puisqu'ils ont recours à un médecin tel que V. M., qui en effet n'a guère de remèdes efficaces à leur offrir. Je doute qu'ils soient contents de la réponse de V. M., et qu'ils lui fassent l'honneur de l'affilier à leur ordre, comme ils l'ont fait à notre grand Louis XIV, qui aurait bien pu se passer de cet honneur, et au pauvre misérable roi Jacques II, qui était plus fait pour être frère jésuite que pour être roi. Quoi qu'il en soit, je ne pense pas que le roi d'Espagne, qui sollicite vivement la destruction de cette vermine, soit fort édifié de l'ambassade qu'elle a envoyée à V. M. pour se mettre sous sa protection spéciale. Je ne doute point que quand il saura cette nouvelle intrigue jésuitique, qui leur a valu de la part de V. M. un si excellent persiflage, il ne redouble ses efforts auprès du saint-père pour leur destruction et pour notre délivrance. Je sais que, après l'anéantissement de cet ordre, la philosophie et les lettres n'en seront guère mieux dans la plus grande partie de l'Europe; mais enfin ce sera un nid de chenilles de moins, et de chenilles très-pullulantes et très-dangereuses.

Le jugement que V. M. porte du poëme de M. Helvétius, dans sa lettre à M. de Voltaire,657-a est, comme tous ses autres jugements, très-juste dans les deux sens de justice et de justesse. Je suis persuadé, ainsi que V. M., que l'auteur aurait retouché ce poëme <592>avant de le publier, s'il eût assez vécu pour faire ce présent aux lettres. Mais V. M. n'a-t-elle pas été charmée de la préface qu'on a mise à la tête de cet ouvrage, et qui me paraît pleine de goût, de philosophie, de sensibilité, et très-bien écrite? Nos prêtres n'en sont pas contents, et c'est pour cette préface un éloge de plus.

V. M. ne veut donc plus de correspondant littéraire? J'avoue que notre littérature est un peu en décadence; nous avons beaucoup de chardons, quelques fleurs bien passagères, et peu de fruits. Cependant ce qui doit nous consoler, c'est qu'il me semble que les autres peuples ne font pas mieux que nous, et que, si nous sommes déchus, nous tenons encore au moins la place la plus distinguée. J'ai peur que nous ne conservions pas même longtemps cet avantage, et que les autres nations, dont nos écrivains ont contribué à former le goût et à augmenter les lumières, ne nous battent bientôt, comme un enfant fait sa nourrice quand elle n'a plus de lait à lui donner. Je gémis dans le silence sur le sort qui menace notre littérature; et ma seule consolation est de savoir qu'il y a encore dans le Nord un héros philosophe qui connaît le prix des lumières, qui aime et protége les lettres, et qui sert tout à la fois de chef et d'exemple à ceux qui les cultivent.

Je suis avec le plus profond respect, etc.


656-a Proverbes de Salomon, chap. XXI, v. 1.

656-b Le 4 (1er) décembre 1772.

656-c Les Dauphins. Voyez t. XXIII, p. 256.

657-a Voyez t. XXIII, p. 256 et 257.