55. DE D'ALEMBERT.

Paris, 10 avril 1769.



Sire,

J'ai cru voir, par la dernière lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, qu'elle était en ce moment plus accablée d'affaires que jamais, et qu'il lui restait bien peu de temps pour recevoir des lettres inutiles. Cette raison, Sire, jointe à mon peu de santé, a fait que depuis assez longtemps je n'ai osé l'importuner des miennes, d'autant que ce qui m'intéresse le plus quand j'ai l'honneur de lui écrire est de savoir des nouvelles de sa santé, et que son ministre, M. le baron de Goltz, m'a assuré qu'elle était très-bonne. Puisse-t-elle se maintenir en cet état pour le bonheur de ses sujets, et pour ma consolation dans l'affaiblissement de la mienne!

J'ai été fort touché de l'accident arrivé à madame la princesse de Nassau,496-a tant pour elle-même que par l'intérêt que V. M. <449>prend à elle. Je désirerais bien vivement que V. M., si heureuse par ses succès et par sa gloire (si pourtant la gloire peut rendre heureux), le fût encore dans sa famille. Mais la triste condition humaine ne comporte pas une félicité entière, et encore moins durable; et le plus fortuné des hommes est celui qui a le moins de raison d'être dégoûté de la vie.

Les astronomes de l'Académie ont dû rassurer V. M. sur le prétendu dérangement de Saturne et l'escapade de son satellite. Les planètes, Sire, sont plus sages que nous, elles restent à leur place; ce sont les hommes qui ont la rage de ne pas rester à la leur, et qui se tourmentent pour être malheureux. Voilà un incendie qui s'allume aux deux bouts de l'Europe, en Corse et en Russie. Dieu veuille qu'il ne s'étende pas plus loin! Puissent surtout la France et les États de V. M. en être préservés! J'apprends par les nouvelles publiques que les armées tartares ont déjà dévasté beaucoup de pays; les malheurs de l'humanité m'attristent, quelque loin de moi qu'ils se passent.

Voilà donc l'Empereur à Rome, et les cardinaux occupés à faire un vice-Dieu,497-a pendant que le Grand Turc travaille à la défense de la religion catholique en Pologne. Je ne sais quel pilote on choisira pour la barque de saint Pierre; il me semble qu'elle fait eau de tous les côtés. Voltaire me paraît un requin qui fait tout ce qu'il peut pour la renverser. On dit pourtant qu'il voulait encore cette année-ci manger son Dieu comme la précédente; mais on dit que son curé n'a pas voulu même l'entendre en confession.

Nous n'avons ici d'ouvrage qui puisse intéresser V. M. que le poëme des Saisons, de M. de Saint-Lambert.497-b Je ne sais ce qu'elle en pensera; mais il me semble qu'elle y trouvera ce qu'elle aime avec raison en poésie, de l'harmonie et des images, de la philosophie et de la sensibilité.

V. M. ignore sans doute, car elle n'a pas le temps de lire des rapsodies et des libelles, qu'on imprime à Clèves, dans ses États, une gazette, sous le titre de Courrier du Bas-Rhin, dans laquelle <450>on insère des calomnies contre les plus honnêtes gens, et en particulier contre moi. M. de Catt est au fait de cette imposture, dont il pourra rendre compte à V. M.

Je suis avec le plus profond respect et une admiration égale à ma reconnaissance, etc.


496-a Elle était accouchée, le 23 mars 1769, d'un prince qui mourut le même jour.

497-a Clément XIII était mort le 2 février 1769; son successeur, Clément XIV (Ganganelli), fut élu le 19 mai suivant.

497-b Voyez t. XIV, p. XV, no XL, et p. 195.