49. DE D'ALEMBERT.

Paris, 20 juin 1768.



Sire,

J'en demande pardon à Votre Majesté, je reconnais toute sa supériorité en politique comme en tout le reste, mais je ne vois pas autant d'avantages qu'elle pour la malheureuse philosophie dans toutes les sottises qu'il plaît au Saint-Esprit d'inspirer au grand lama. Je m'attends seulement que le très-saint père recevra de ses très-chers enfants les princes catholiques quelques coups de pied dans le ventre, ou dans le derrière, comme il plaira à V. M.; mais je n'espère pas qu'aucun philosophe devienne ni grand au<438>mônier, ni confesseur. En attendant la fortune que V. M. a la bonté de leur prédire, ils continueront à être vilipendés et persécutés; ils souffriraient patiemment le premier, si on voulait bien leur faire grâce du second; et en cas qu'on leur épargnât les coups, ils diraient volontiers comme Sosie dans Amphitryon :484-a

.... Pour des injures,
Dis-m'en tant que tu voudras;
Ce sont légères blessures,
Et je ne m'en fâche pas.

Quoi qu'il en soit, le Fils aîné de l'Église vient, avec tout le respect possible, de se saisir d'Avignon, en y envoyant, non pas une armée, mais un détachement du parlement d'Aix, qui en a pris possession en robes rouges et avec beaucoup de politesse. Nous faisons la guerre au pape l'épée au côté et la plume à la main; mais en récompense, nous sommes prêts à jeter les philosophes dans le feu au premier signal.

Je remercie très-humblement V. M. de l'intérêt qu'elle veut bien prendre à ma santé; le coffre de la machine est un peu meilleur en ce moment, mais la tête est toujours incapable d'application, par le peu de sommeil. J'ai eu la douleur, ces jours-ci, de me voir plus près de V. M. de deux cents lieues, et de n'avoir plus la force d'aller me mettre à ses pieds. M. Mettra, qui part pour Berlin, et qu'il ne m'est pas permis d'accompagner, par le régime auquel je suis forcé de m'assujettir, voudra bien être auprès de V. M. l'interprète de mes sentiments et de mes regrets.

Oui, sans doute, le Patriarche de Ferney a renvoyé Agar de sa maison; il est livré pour toute société à un fort honnête jésuite, qui s'appelle le père Adam, et qui n'est pourtant pas, à ce qu'il dit, le premier des hommes. Il a pris ce jésuite pour lui dire la messe et pour jouer avec lui aux échecs; je crains toujours que le prêtre ne joue quelque mauvais tour au philosophe, et ne finisse par lui damer le pion et peut-être le faire échec et mat. On dit que l'évêque de Genève ou d'Annecy, dont il a l'honneur d'être une des ouailles, a voulu l'excommunier pour avoir fait ses pâques; heureusement il a rendu en même temps un très-beau pain bénit, et le curé, pour lequel il y avait une excellente <439>brioche, a plaidé la cause de son paroissien, et a soutenu qu'il n'avait point prétendu jouer la comédie, et qu'il était dans les plus saintes dispositions du monde. Pour lui, il me semble qu'il n'y a pas fait tant de façons, et qu'il a dit, comme Pourceaugnac, à qui ses médecins veulent tâter le pouls pour savoir si on lui donnera à manger : Quel grand raisonnement faut-il pour manger un morceau?485-a

Je sens que j'abuse du temps et des bontés de V. M. en l'entretenant de ces misères; je lui en demande pardon; je la supplie de se conserver pour le bonheur de ses sujets, pour l'exemple de l'Europe, et pour le bien de la philosophie et des lettres. J'espère que M. Mettra me rapportera de bonnes nouvelles de sa santé, et voudra bien lui témoigner l'attachement inviolable, la reconnaissance, l'admiration et le très-profond respect avec lequel je suis, etc.

P. S. Je viens de lire une Profession de foi des théistes qui me paraît adressée à V. M. C'est un fruit des pâques de Ferney.486-a


484-a Comédie de Molière, acte I, scène II.

485-a Monsieur de Pourceaugnac, comédie-ballet par Molière, acte I, scène I.

486-a Profession de foi des théistes, par le comte Da . . . Au R. D. Traduite de l'allemand. 1768. Cet opuscule se trouve dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLIV, p. 112-142.