41. DU MÊME.

Paris, 3 juillet 1767.



Sire,

J'ose me flatter que Votre Majesté est assez persuadée de mon inviolable attachement pour ne pas douter de ma sensibilité sur la perte qu'elle vient de faire.468-a Tout ce qui intéresse V. M. a des droits sur mon cœur, et ce qui peut augmenter ou altérer son bonheur ne me touche pas moins que ce qui peut contribuer à sa gloire.

Je suis aussi flatté que reconnaissant de tout ce que V. M. veut bien me dire sur mon ouvrage dans la dernière lettre dont elle a daigné m'honorer; je la prie de recevoir mes très-humbles remercîments, et des éloges qu'elle a la bonté de me donner, et des critiques qu'elle veut bien y joindre. Il me semble que dans ce que j'ai dit, ou du moins dans ce que je pense sur la poésie, <424>je ne diffère point réellement de V. M.; je n'ai condamné que celle qui se borne à des mots et à des images usées, celle qui ne contient point des choses, et assurément V. M. est moins faite que personne pour prendre la défense de cette poésie, qui ne ressemble guère à la sienne. A l'égard de la musique, V. M. convient qu'elle peut au moins nous rappeler les objets qui ne sont pas de son ressort, en réveillant en nous, par les sons, des sentiments semblables à ceux que ces objets nous procurent. J'avoue que je vais un peu plus loin, et je ne crois pas mon opinion tout à fait sans fondement; mais l'objet est si métaphysique, et par conséquent si contentieux, que je ne suis point surpris qu'un des plus grands musiciens de l'Europe pense autrement, et que je ne me crois, sur ce point-là surtout, aucunement infaillible.

Je ne sais si l'expulsion des jésuites d'Espagne sera un grand bien pour la raison, tant que l'inquisition et les prêtres gouverneront ce royaume. Je crois aussi que si V M. expulse jamais les jésuites de Silésie, elle n'hésitera pas à en dire la raison à toute l'Europe, et qu'elle ne tiendra pas renfermés dans son cœur les motifs de cette proscription.

On dit que V. M. a eu la bonté d'accorder une enseigne au malheureux jeune homme468-b condamné par nosseigneurs du parlement de Paris, dans le siècle de Frédéric, à être brûlé vif pour avoir chanté des chansons grivoises, et pour avoir oublié de saluer une procession. Je remercie V. M. de cette bonne œuvre, au nom de la philosophie et de l'humanité.

Si V. M. juge à propos de nommer des associés étrangers à l'Académie, je prends la liberté de recommander à ses bontés un homme de mérite, bon géomètre et bon philosophe, M. l'abbé Bossut, correspondant de notre Académie des sciences de Paris, dont il serait membre depuis longtemps, s'il ne demeurait pas en province. Il a remporté deux ou trois prix à notre Académie, et j'ose assurer V. M. qu'il ne déparera pas la liste de Berlin, quand elle jugera à propos d'augmenter le nombre des associés étrangers, qui est à la vérité bien grand dans un sens, mais assez court dans un autre.

Ma santé est toujours flottante, comme l'est actuellement la <425>société jésuitique espagnole; je suis parvenu, à force de régime, à rétablir mon estomac; mais ma tête est presque absolument incapable d'application. Je ne prendrais pas la liberté d'entrer avec V. M. dans ces détails, si elle n'avait la bonté de me les demander. Puisse la destinée ajouter aux fibres de V. M. la force et le ressort qu'elle ôte-aux miennes! Je serai tout consolé.

Je suis avec le plus profond respect, etc.


468-a Le prince Henri, neveu du Roi, était mort le 26 mai. Voyez t. VII, p. 43 et suivantes.

468-b Morival d'Étallonde. Voyez t. XXIII, p. 142.