20. DE D'ALEMBERT.

Paris, 3 novembre 1764, anniversaire de la bataille de Torgau.



Sire,

J'ai lu avec toute l'attention dont je suis capable l'ouvrage sur lequel V. M. me fait l'honneur de me demander mon avis; j'y ai trouvé cet esprit de justesse et de lumière qui caractérise ses écrits comme sa conversation. Il me semble néanmoins que V. M. pourrait modifier à quelques égards la supériorité qu'elle donne à Bayle et à Gassendi sur Des Cartes et sur Leibniz. Je pense bien comme elle qu'on ne rend pas assez de justice à Gassendi, qui était un esprit très-éclairé, très-cultivé et très-sage; cependant je ne crois pas que ni lui ni Bayle doivent être préférés sans restriction à Des Cartes et à Leibniz, parce que ni Gassendi ni Bayle n'ont fait dans les sciences de ces découvertes proprement dites qui caractérisent l'homme de génie; au lieu que Des Cartes a inventé l'application de l'algèbre à la géométrie, et Leibniz le calcul différentiel. V. M. a sans doute voulu dire que ces deux grands hommes ont moins bien raisonné que Bayle et Gassendi, en les envisageant seulement comme métaphysiciens; et en cela je suis absolument de son avis. Les deux premiers étaient des esprits créateurs, les deux autres des esprits excellents. Mais il n'est pas facile, ce me semble, de régler le rang entre ces deux espèces d'esprits; et je craindrais d'ailleurs que V. M. ne s'attirât de nouveau la France et l'Allemagne sur les bras, si elle paraissait trop rabaisser les héros de ces deux nations en philosophie. A l'égard de Malebranche, je l'abandonne à V. M.; je le crois à <389>tous égards très-inférieur à Bayle et à Gassendi comme philosophe; il me semble même que c'était moins un grand philosophe qu'un excellent écrivain en philosophie. Il a bien démêlé les erreurs ordinaires des sens et de l'imagination, mais il y en a substitué d'autres; je n'ai jamais vu en lui qu'un assez bon démolisseur, mais un mauvais architecte.

J'abandonne aussi à V. M. les avocats, les prédicateurs, et tout ce qui leur ressemble; le bavardage du barreau me paraît insupportable, et les déclamations de la chaire bien ridicules.

V. M. sera bientôt ennuyée d'un autre bavardage, des éclaircissements qu'elle m'a demandés, et que je compte avoir l'honneur de lui envoyer incessamment. J'ai fait mon possible pour répondre à ses désirs. Si elle ne m'entend pas, ce ne sera pas sa faute, mais ou la mienne, ou celle de la matière.

Ce n'est pas la première fois qu'il est question du satellite de Vénus dont V. M. me fait l'honneur de me parler, et sûrement l'Académie de Berlin ne l'ignore pas. Dès 1645, un mathématicien napolitain, nommé Fontana, prétendit avoir observé quatre fois ce satellite; en 1672 et en 1686, Cassini assura aussi l'avoir vu; M. Short, de la Société royale de Londres, prétendit, en 1740, avoir eu le même avantage; enfin, il y a trois ans qu'en France plusieurs astronomes ont cru l'apercevoir; d'autres ont assuré en même temps qu'ils n'y voyaient rien. V. M. a ignoré cette découverte ou cette vision, parce qu'elle avait alors affaire à d'autres satellites et à d'autres Vénus. Elle me fait trop d'honneur de vouloir faire baptiser en mon nom cette nouvelle planète; je ne suis ni assez grand pour être au ciel le satellite de Vénus, ni assez bien portant pour l'être sur la terre; et je me trouve trop bien du peu de place que je tiens dans ce bas monde, pour en ambitionner une au firmament. Si l'on découvre un jour quelque satellite à Mars, je sais bien quel nom je lui destine, celui du meilleur des généraux de V. M. A l'égard de Mercure, s'il parvient jamais à l'honneur d'un satellite, plus d'un maltôtier ou d'un courtisan nous fournira des noms de reste; mais ce dieu a déjà trop de satellites en terre, pour se soucier d'en avoir ailleurs.

Ce maudit prêtre, dont on m'avait dit tant de bien, aime <390>mieux rester dans je ne sais quel village que d'aller enseigner l'éloquence à des hérétiques. M. l'abbé d'Olivet m'a promis de faire tout ce qui dépendrait de lui pour y suppléer par un autre sujet, et pour répondre aux désirs de V. M.; il ne veut envoyer qu'un maître excellent, et digne de la place importante que V. M. lui destine. S'il n'était question que d'un professeur médiocre, le choix ne nous embarrasserait pas; mais V. M. ne veut pas et ne mérite pas qu'on la trompe.

Je prends la liberté, Sire, de joindre à cette lettre l'écrit que V. M. m'a fait l'honneur de m'envoyer; j'y ai fait de légers changements, que je prends aussi la liberté de lui proposer. Ces changements se bornent à une addition d'une demi-ligne, à quelques mots substitués à d'autres, et à quelques retranchements en très-petit nombre, qui, ce me semble, rendront l'ouvrage plus serré, sans lui rien ôter de sa force. J'ai conservé d'ailleurs presque partout les pensées et les expressions; je n'ai peut-être été que trop sacrilége en touchant au reste.

V. M. me compare aux rois de Perse, qui cherchent, pour se faire valoir, à se dérober aux regards humains. Je ne répondrai point à ce qu'elle veut bien me dire d'obligeant à ce sujet; mais je l'assurerai, avec la sincérité qu'elle me connaît, que si les princes ressemblaient à un roi que j'ai eu le bonheur de voir et d'approcher, la philosophie entendrait bien mal ses intérêts en se cachant.

Je suis avec l'admiration, la reconnaissance, l'attachement inviolable et le profond respect qui ne finiront qu'avec ma vie, etc.