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17. AU MÊME.

(Août 1764.)

J'ai reçu le présent que vous m'avez fait, digne d'un grand philosophe, et que je ne pouvais tenir que de vous en Europe. J'ai compris d'abord que le chapitre de la Liberté était trop libre pour être exposé aux yeux des esclaves du fanatisme. Vous avez très-bien détaillé les absurdités où aboutissent nos raisonnements métaphysiques. Il semble que ce soit une attrape où tout raisonneur se prend. Il n'y a point assez de données en métaphysique; nous créons les principes que nous appliquons à cette science, et ils ne nous servent qu'à nous égarer plus méthodiquement, ce qui me persuade de plus en plus que la façon dont existe l'Être suprême, la création ou l'éternité de cet univers, la nature de ce qui pense en nous, sont des choses qu'il ne nous importe pas de connaître, sans quoi nous les connaîtrions. Pourvu que l'homme sache distinguer le bien et le mal, qu'il ait un penchant déterminé pour l'un et de l'aversion pour l'autre, pourvu qu'il soit assez maître de ses passions pour qu'elles ne le tyrannisent pas, et ne le précipitent point dans l'infortune, c'est, je crois, assez pour le rendre heureux; le reste des connaissances métaphysiques, dont on s'efforce en vain d'arracher le secret à la nature, ne nous serviraient qu'à contenter notre curiosité insatiable, autant qu'elles seraient d'ailleurs inutiles à notre usage. L'homme jouit, il est fait pour cela; que lui faut-il davantage?

Après ce que je viens de dire, vous trouverez peut-être étrange que je vous demande encore quelques éclaircissements touchant la géométrie; mais comme c'est une science qui se trouve plus à la portée de notre compréhension que la métaphysique, je vous prie de m'expliquer comment vous employez l'analyse en géométrie, et en quel cas vous pouvez vous servir de la métaphysique, de même que des cas où l'application en est vicieuse. Souvenez-vous au moins que vous avez un disciple très-ignorant, et que ce n'est qu'en vous rabaissant à l'infini que vous pouvez m'instruire. Ce petit ouvrage augmentera encore les obligations que je vous ai de celui que vous venez de m'en<383>voyer. Ma foi est si aveugle sur les connaissances que vous me communiquez, que si quelqu'un venait à disputer sur ces matières, pour trancher toute difficulté, je lui répondrais comme les disciples de Pythagore : Il l'a dit.

Il est bien fâcheux que l'art des conjectures soit si incertain; j'en ai fait souvent l'expérience. J'ai cru que si je me trompais, c'était ma faute, mais que l'art n'en avait pas moins des règles sûres. J'avais imaginé de m'attacher un certain philosophe qui a beaucoup de mérite, et j'avais raisonné ainsi : Un homme auquel on ne rend pas justice dans sa patrie, et qu'on y persécute même, doit se sentir disposé à chercher un asile où il puisse passer sa vie avec tranquillité. Où le trouvera-t-il, cet asile, que chez un philosophe? Donc ce philosophe persécuté doit nécessairement embrasser ce parti, que la raison et que la justice qu'il se doit à lui-même autorisent, et exigent en quelque manière de lui. Cependant je me suis trompé, et j'ai, depuis, renoncé à tout ce qui est conjecture. J'ai sans doute écrit quelque journal d'événements qui, se confondant dans la foule, seront oubliés bientôt. Qu'est-ce que la relation d'une petite fièvre que l'Europe a eue pendant quelques années, en comparaison de ces grandes maladies qu'elle a faites de siècle en siècle, et qui ont pensé la bouleverser plus d'une fois? Vos ouvrages, mon cher d'Alembert, dureront, quand il ne sera plus question de cette fureur épidémique qui avait gagné les grandes puissances de l'Europe, et dont nous avons pensé être la victime. Ces faits sont récents encore, et ils nous intéresseront jusqu'à ce que nous ayons rebâti les maisons abattues, et réparé les dévastements des incendies. Mais après cela, les choses présentes, l'objet qui frappe actuellement, attirent toute l'attention des hommes, et le passé est mis en oubli; au lieu que quiconque sait éclairer et instruire l'univers devient le précepteur des races futures, et les instruit de siècle en siècle, à mesure qu'il en naît de nouvelles. Voilà la différence de nos travaux; les miens ne dureront qu'un temps, au lieu que les vôtres, semblables aux merveilles d'Égypte, méritent la devise de l'Académie française : A l'éternité. Vos ouvrages ont droit d'y prétendre; pour vous, je vous prie d'y aller le plus tard que vous pourrez. Vous devriez prendre des eaux apéritives, car je <384>ne crois pas que votre estomac souffre; mais je suppose qu'il y a quelque opilation dans les viscères du bas-ventre, qui cause vos incommodités. Si j'étais votre médecin, je vous enverrais à Spa. Vous méritez de jouir longtemps de votre réputation. Je m'intéresse plus que personne à votre existence, et je voudrais y contribuer, si je le pouvais; car que nous restera-t-il, si l'Europe vient à vous perdre? Personne; j'opine donc pour les eaux minérales et pour tous les remèdes doux qui opèrent lentement et sans renverser le tempérament. J'espère et je souhaite d'apprendre bientôt de meilleures nouvelles de votre santé, en vous, etc.422-a


422-a M. de Catt, qui avait copié cette lettre pour l'expédier, ajouta de sa main au bas de la minute du Roi : « M. d'Alembert avait envoyé à S. M. ses Œuvres de philosophie et de littérature, en quatre volumes. »