106. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 25 janvier 1769.



Madame ma sœur,

Votre Altesse Royale a grande raison de se moquer de ma sainteté, et je lui confesse que je ne crois pas mon individu de la trempe de ceux qui font des miracles après leur mort. Mais, madame, vous ne vous joindriez pas certainement à l'avocat du diable; car j'ose vous dire qu'il n'y a rien que de céleste en votre personne, et que vous ne pouvez jamais vous trouver associée à ceux qui plaident pour ce mauvais génie. S'il ne tenait qu'à cela, par le secours de saint Ignace et du père Lainez, j'oserais me flatter de trouver quelque recoin du paradis pour me placer, car V. A. R. sait que les moines dispensent à ceux qui leur sont utiles aussi facilement des places au ciel que les astronomes assignent aux princes qui les protégent des provinces dans la lune, et jusqu'ici, Dieu merci, il n'y a point eu de guerre en Europe pour ces sortes d'acquisitions. Mais quittons le ciel, et revenons sur terre. Je suis charmé que V. A. R. ait été contente de ma lettre et de celui qui a eu l'honneur de la lui présenter, et de la satisfaction dont elle jouit de voir l'Électeur son fils parvenu à sa majorité et sur le point de se marier. Je souhaite que ce mariage <166>soit aussi heureux, madame, que vous pouvez le désirer, et que vous soyez durant une longue suite d'années spectatrice de la nombreuse génération qui en naîtra. Je suis tout glorieux de l'invitation que vous daignez me faire de me trouver à ce mariage; si je ne consultais que mes désirs, j'aurais volé à votre Olympe pour vous voir, vous entendre et vous admirer. Ce premier mouvement passé, les réflexions ont suivi, et je me suis dit à moi-même : Vieux radoteur, vieux goutteux que tu es, il te siérait bien d'assister aux noces de Psyché et de l'Amour! Tu y paraîtrais comme Vulcain, dont la seule démarche causait ce rire inextinguible des dieux, dont Homère se complaît à faire la description.183-a Je me suis rappelé ces vers que Boileau a si bien traduits :

Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant, De peur que tout à coup, essoufflé, sans haleine, Il ne laisse, en tombant, son maître sur l'arène.183-b

Cet humiliant retour sur moi-même a rabaissé ou éteint ces lueurs de mon amour-propre que la lettre de V. A. R. n'avait que trop attisées. Cela n'a en rien diminué le prix de votre obligeante invitation, et je me nourris encore de l'idée flatteuse de pouvoir, à une occasion plus favorable et moins bruyante, vous exposer de vive voix tous les sentiments de haute estime, de considération et d'admiration avec lesquels je suis, etc.


183-a Iliade, chant I, v. 599 et 600.

183-b Voyez ci-dessus, p. 31.