557. A VOLTAIRE.

Potsdam, 17 juin 1777.449-a

Le talent est un don des dieux
Qu'en nos jours leur main trop avare
Rend plus estimable et plus rare
Qu'au temps des Quinaults, des Chaulieux.
Né sur les bords de la Baltique,
Sous un ciel chargé de frimas,
Admirateur du chant lyrique,
Mon âme épaisse et flegmatique,
En s'efforçant, n'en produit pas.
Que me restait-il donc à faire?
Ne pouvant être un bon auteur,
Je me rendis l'humble éditeur
D'Épicure et de Deshoulière.

Si j'étais Voltaire ou Apollon, j'aurais peut-être resserré le volume en le réduisant à moins de pages; mais m'aurait-il convenu d'être aussi sévère censeur, ne pouvant surpasser ceux <399>que j'aurais ainsi mutilés? Il me serait arrivé comme à La Beaumelle et à Fréron. Ils jugèrent la Henriade, ils voulurent y substituer des vers; et il n'y eut à y critiquer que ce qu'ils avaient ajouté à ce poëme.

J'en viens à vos chagrins et à vos peines. Souvenez-vous bien que l'intention de ceux qui vous persécutent est d'abréger vos jours; jouez-leur le tour de vivre à leur dam, et de vous porter mieux qu'eux.

Nous sommes ici tranquilles et aussi pacifiques que les quakers. Nous entendons parler du général Howe,450-a dont chaque chien en aboyant prononce le nom. Nous lisons dans les gazettes ce qu'on raconte des hauts faits des insurgeais d'Amérique. Les uns vantent la force de la flotte anglaise; d'autres disent que la France et l'Espagne ont plus de vaisseaux que ces insulaires.

Actuellement la politique des gazetiers se repose; il n'est plus question que du séjour du comte de Falkenstein450-b à Paris. Ce jeune prince y jouit des suffrages du public; on applaudit à son affabilité, et l'on est surpris de trouver tant de connaissances dans un des premiers souverains de l'Europe. Je vois avec quelque satisfaction que le jugement que j'avais porté de ce prince est ratifié par une nation aussi éclairée que la française. Ce soi-disant comte retournera chez lui par la route de Lyon et de la Suisse. Je m'attends qu'il passera par Ferney, et qu'il voudra voir et entendre l'homme du siècle, le Virgile et le Cicéron de nos jours. Si cela arrive, vous l'emporterez en tout sur Jésus. Il n'y eut que des rois, ou je ne sais quels mages, qui vinrent à son étable de Bethléem; et Ferney recevra les hommages d'un empereur.

Pour rendre le parallèle parfait, je substitue à l'étoile qui guidait les mages les lumières de la raison qui conduit notre jeune monarque. Si cette visite a lieu, je me flatte que les nouvelles connaissances ne vous feront pas oublier les anciennes, et que vous vous souviendrez que parmi la foule de vos admirateurs il existe un solitaire, à Sans-Souci, qu'il faut séparer de la multitude. Vale.

<400>J'ai lu cet ouvrage de Delisle; il y a sans doute de bonnes choses, mais peu de méthode, et, sur la fin, beaucoup de ce que les Italiens appellent concetti.


449-a Le 1er juin 1777. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 344.)

450-a William Howe aborda à Baltimore le 24 juillet 1777.

450-b L'empereur Joseph II.