555. AU MÊME.

Potsdam, 26 mars 1777.

Des trois raisons qui vous ont empêché de me répondre, la première et la seconde sont une suite des lois de la nature, mais la troisième est un effet de la méchanceté des hommes, qui me les ferait haïr, si, par bonheur pour l'humanité, il n'y avait encore des âmes vertueuses en faveur desquelles on fait grâce à l'espèce. Mais quelle cruelle méchanceté de persécuter un vieillard, et de prendre plaisir à empoisonner les derniers jours de sa vie! Cela fait horreur, et me révolte de telle sorte contre les bourreaux tonsurés qui vous persécutent, que je les exterminerais de la face de la terre, si j'en avais le pouvoir. Le pauvre Morival, qui, jeune encore, a essuyé leurs persécutions, en a eu le cœur si navré, et principalement de l'inhumanité de ses parents, qu'il a été, ces jours passés, attaqué d'apoplexie. On espère cependant qu'il s'en remettra. C'est un bon et honnête garçon qui mérite qu'on lui veuille du bien par son application et le désir qu'il a de bien faire. Je suis persuadé que vous compatirez à sa situation.

Ceux qui vous ont parlé du gouvernement français ont, ce me semble, un peu exagéré les choses. J'ai eu occasion de me mettre au fait des revenus et des dettes de ce royaume : ses dettes sont énormes, les ressources épuisées, et les impôts multipliés <395>d'une manière excessive. Le seul moyen de diminuer, avec le temps, le fardeau de ces dettes, serait de resserrer les dépenses, et de retrancher tout le superflu. C'est à quoi on ne parviendra jamais; car, au lieu de dire : J'ai tant de revenu, et je puis dépenser tant, on dit : Il me faut tant, trouvez des ressources.

Une forte saignée faite à ces faquins tonsurés pourrait procurer quelques ressources; cependant cela ne suffirait pas pour éteindre en peu les dettes, et procurer au peuple les soulagements dont il a le plus grand besoin. Cette situation fâcheuse a sa source dans les règnes précédents, qui ont contracté des dettes, et ne les ont jamais acquittées. A présent la masse en est si énorme, qu'il ne reste plus qu'une banqueroute à faire pour s'en libérer. Si la guerre s'allume avec l'Angleterre, ce qui paraît inévitable, il faudra des fonds pour la soutenir; l'impossibilité d'en trouver fera suspendre le payement des rentes; et voilà quarante mille familles au moins d'écrasées dans le royaume. Comptez qu'il ne reste d'autre moyen au gouvernement d'éviter une catastrophe aussi cruelle que de faire une banqueroute réfléchie; s'entend de réduire les rentes et le capital à la moitié de sa valeur. Vous me demandez si j'approuve ce parti. Non, certainement, si j'en voyais un meilleur. Toutefois, en examinant bien les conjonctures présentes, c'est le meilleur; et, comme dit le proverbe, de deux maux il faut choisir le moindre.446-a

C'est ce dérangement des finances qui influe maintenant sur toutes les branches du gouvernement; il a arrêté les sages projets de M. de Saint-Germain, qui ne sont pas même exécutés à demi; il empêche le ministère de reprendre cet ascendant, dans les affaires de l'Europe, dont la France était en possession depuis Henri IV. Enfin, pour ce qui est de votre parlement, en qualité de penseur, j'ai condamné son rappel, parce qu'il était contraire aux principes de la dialectique et du bon sens.

Tenez, voilà comme on découvre et comme on voit les fautes des autres, tandis que l'on est aveugle sur ses propres défauts. <396>Je ferais bien mieux de régler mes actions, et de m'empêcher de faire des folies, que de disséquer les ressorts qui meuvent les grandes monarchies.

Vous me parlez d'un auteur allemand qui se mêle aussi de diriger la politique européenne; je puis vous assurer que c'est un rêve-creux qui règle des partages à l'instar de ceux qui se firent en Pologne. Ce grand homme ignore que ces sortes de partages sont rares, et ne se répètent jamais durant la vie des mêmes hommes. Le peu de vérités qu'il y a dans les assertions de ce grand politique se réduit à la possibilité de nouveaux troubles qui s'élèvent en Crimée entre la Russie et la Porte, et à l'envie démesurée de l'Empereur de s'agrandir vers Andrinople. Ce prince est jeune et ambitieux; mes soixante-cinq ans passés doivent mettre mes intentions hors de soupçon. Ai-je le temps encore de faire des projets?

Je vous envoie ci-joint, au lieu de mauvais vers que j'aurais pu faire, un Choix des meilleures pièces de Chaulieu et de madame Deshoulières, que j'ai fait imprimer447-a à mon usage et à celui de mes amis.

Pour en revenir au divin patriarche des incrédules, je crois qu'il fera bien de tromper ses ennemis; leur intention est de le chagriner; il ne doit leur opposer que de l'indifférence et du mépris. Et s'il se voit obligé de se retirer en Suisse, il pourra les régaler, dans ce pays libre, d'une pièce qui démasquera leur turpitude et leur scélératesse. Que la nature conserve divus Voltarius, et que j'aie encore longtemps la satisfaction de recevoir de ses nouvelles! Vale.

Vous me prendrez pour un vieux fou politique, en lisant ma lettre; je ne sais comment je me suis avisé de me constituer ministre du très-chrétien roi des Velches.


446-a La fin de cet alinéa, à partir de « A présent la masse, » est tirée des Œuvres posthumes, t. X, p. 90 et 91. Elle a été omise dans le texte des éditions de Kehl, de Bâle, et de M. Beuchot; cependant ce dernier la donne dans une note, t. LXX, p. 251.

447-a A Berlin, chez G.-J. Decker, imprimeur du Roi, 1777, cent quatre-vingt-huit pages in-8.