539. DU MÊME.

(Ferney) 29 janvier 1776.

Sire, je reçois dans ce moment la lettre charmante dont Votre Majesté m'honore, du 2 décembre; elle me rend la force, elle me fait oublier tous les maux auxquels je suis souvent près de succomber.

Je ne fais assurément nulle comparaison entre vous et l'empereur Kien-Long, quoiqu'il soit arrière-petit-fils d'une vierge <368>céleste, sœur de Dieu. J'ai pris la liberté de m'égayer un peu415-a sur cette généalogie, qui est beaucoup plus commune qu'on ne croyait; je n'ai fait tout ce badinage que pour dissiper mes souffrances; s'il peut amuser V. M. un moment, ma peine n'est pas perdue.

L'ancienne religion des brahmanes est évidemment l'origine du christianisme; vous en serez convaincu, si vous daignez lire la Lettre sur l'Inde, et cela pourra peut-être amuser davantage votre esprit philosophique; tout ce que je dis des brahmanes est puisé mot à mot dans des écrits authentiques, que M. Pauw connaît mieux que moi.

Je pense absolument comme lui sur ceux qui croient connaître mieux la Chine que ce père Parennin, homme très-savant et très-sensé, qui avait demeuré trente ans à Pékin.

Au reste, ces Lettres sont sous le nom d'un jeune bénédictin qui voudrait être un peu philosophe, et qui s'adresse à M. Pauw comme à son maître, en dépit de saint Benoît et de saint Idulphe.

Il est vrai, Sire, que je fais plus de cas de vos soixante-seize mille journaux de prairies, et des sept mille vaches qui vous devront leur existence, que des romans théologiques des Chinois et des Indiens; mais l'empereur Kien-Long défriche aussi, et on prétend même que sa charrue vaut mieux que sa lyre. Vous êtes assurément le seul roi sur ce globe qui soyez supérieur dans tous les genres.

Vous ressembleriez à Apollon comme deux gouttes d'eau, si vous n'aviez pas pris si longtemps pour votre patron un autre saint, nommé Mars; car Apollon bâtissait comme vous des palais, cultivait des prairies, était le dieu de la musique et de la poésie; de plus, vous êtes médecin comme lui, car V. M. pousse la bonté jusqu'à vouloir m'envoyer une fiole du baume de la Mecque. C'est un remède souverain pour la maladie de poitrine dont ma nièce est attaquée, et pour la faiblesse extrême où je suis. Non seulement V. M. fait le charme de ma vie, mais elle la prolonge; le reste de mes jours doit lui être consacré.

Je la remercie de l'Ammien-Marcellin, dont on m'a dit que <369>les notes étaient très-instructives. Cet Ammien était un superstitieux personnage, qui croyait aux démons de l'air et aux sorciers, comme tout le monde y croyait de son temps, comme les Velches y ont cru du temps de Louis XIV, comme les Polonais y croient plus que jamais; car on dit qu'ils viennent de brûler sept pauvres vieilles femmes accusées d'avoir fait manquer la récolte par des paroles magiques.

Je ne sais, Sire, si je ne me suis pas démis à vos pieds de mon marquisat; je n'ai voulu accepter aucune récompense du peu de peine que j'ai pris pour le petit pays dont j'ai fait ma patrie.

J'ai quatre-vingt-deux ans, je n'ai point d'enfants; l'érection d'une terre en marquisat demande des soins au-dessus de mes forces; je ne désire à présent d'autres honneurs que celui d'être toujours protégé par le roi Frédéric le Grand, à qui je suis attaché avec le plus profond respect jusqu'au dernier moment de ma vie.


415-a Voyez la fin de la première des Lettres chinoises; Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLVIII, p. 191.