475. DE VOLTAIRE.

Ferney, 28 octobre 1773.

Monsieur Guibert, votre écolier
Dans le grand art de la tactique,
A vu ce bel esprit guerrier
Que tout prince aujourd'hui se pique
D'imiter, sans lui ressembler,
Et que tout héros germanique,
Espagnol, gaulois, britannique,

Vainement voudrait égaler.
Monsieur Guibert est véridique;
Il dit qu'il a lu dans vos yeux
Toute votre histoire héroïque,
Quoique votre bouche s'applique
A la cacher aux curieux.
Vous vous obstinez à vous taire
Sur tant de travaux glorieux;
Et l'Europe fait beaucoup mieux,
Car elle fait tout le contraire.

Ce M. Guibert, Sire, fait comme l'Europe; il parle de V. M. avec enthousiasme. Il dit qu'il vous a trouvé en état de faire vingt campagnes; Dieu nous en préserve! Mais accordez-vous donc avec lui; car il dit que vous avez un corps digne de votre âme, et vous prétendez que non; il est vrai qu'il vous a contemplé principalement des jours de revue; et ces jours-là, vous pourriez bien vous rengorger et vous requinquer comme une belle à son miroir.

Je ne vous proposais pas, Sire, vingt campagnes, je n'en proposais qu'une ou deux; et encore c'était contre les ennemis de Jésus-Christ et de tous les beaux-arts. Je disais : Il protége les jésuites, il protégera bien la Vierge Marie contre Mahomet, et la <262>bonne Vierge lui donnera sans doute deux ou trois belles provinces à son choix, pour récompense d'une si sainte action.

Je viens de relire l'article Guerre, dont Votre Majesté pacifique a la bonté de me parler; il est vraiment un peu insolent par excès d'humanité; mais je vous prie de considérer que toutes ces injures ne peuvent tomber que sur les Turcs, qui sont venus du bord oriental de la mer Caspienne jusqu'auprès de Naples, et qui, chemin faisant, se sont emparés des lieux saints, et même du tombeau de Jésus-Christ, qui ne fut jamais enterré. En un mot, je ressemblais comme deux gouttes d'eau à ce fou de Pierre l'Ermite, qui prêchait la croisade. L'empereur des Romains, que vous aimez, et qui se regarde comme votre disciple, ne pouvait se plaindre de moi; je lui donnais d'un trait de plume un très-beau royaume. On aurait pu, avant qu'il fût dix ans, jouer un opéra grec à Constantinople. Dieu n'a pas béni mes intentions, toutes chrétiennes qu'elles étaient; du moins les philosophes vous béniront d'ériger un mausolée à Copernic, dans le temps que votre ami Mustapha fait enseigner la philosophie d'Aristote à Stamboul. Vous ne voulez point rebâtir Athènes, mais vous élevez un monument à la raison et au génie.

Quand je vous suppliais d'être le restaurateur des beaux-arts de la Grèce, ma prière n'allait pas jusqu'à vous conjurer de rétablir la démocratie athénienne; je n'aime point le gouvernement de la canaille. Vous auriez donné le gouvernement de la Grèce à M. de Lentulus, ou à quelque autre général qui aurait empêché les nouveaux Grecs de faire autant de sottises que leurs ancêtres. Mais enfin j'abandonne tous mes projets. Vous préférez le port de Danzig à celui du Pirée; je crois qu'au fond V. M. a raison, et que, dans l'état où est l'Europe, ce port de Danzig est bien plus important que l'autre.

Je ne sais plus quel royaume je donnerai à l'impératrice Catherine II, et franchement je crois que dans tout cela vous en savez plus que moi, et qu'il faut s'en rapporter à vous. Quelque chose qui arrive, vous aurez toujours une gloire immortelle. Puisse votre vie en approcher!