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468. DE VOLTAIRE.

Ferney, 22 avril 1773.

J'allais passer les trois rivières,
Phlégéthon, Cocyte, Achéron;
La triple Hécate et ses sorcières
M'attendaient chez le noir Pluton;
Les trois fileuses de nos vies,
Les trois sœurs qu'on nomme Furies,
Et les trois gueules de leur chien,
Allaient livrer ma chétive ombre
Aux trois juges du séjour sombre,
Dont ne revient aucun chrétien.

Que ma surprise était profonde,
Et que j'étais épouvanté
De voir ainsi de tout côté
Des trinités dans l'autre monde!
Ce fut alors que j'invoquai
Le héros qui s'est tant moqué
Des trinités que l'on adore.
En enfer il a du crédit;
On y craint son bras, son esprit;
Il m'exauça, je vis encore.

Vous avez eu sans doute, Sire, la même bonté pour le vieux baron de Pöllnitz. L'enfer l'a respecté, et sans doute il vous respectera bien davantage; vous vivrez assez longtemps pour augmenter encore vos États, car pour votre gloire je vous en défie; à l'égard de votre baron, il doit être bien glorieux d'être chanté par vous, et bien heureux de n'avoir point payé son passage à Caron.

Votre Épître sur le globe des Petites-Maisons est charmante; vous connaissez parfaitement notre pays velche, dont vous parlez, et ses banqueroutes passées, et ses banqueroutes présentes et futures.

Je remercie V. M. de prendre toujours sous sa protection la majesté de Julien, qui était assurément une très-respectable majesté. malgré l'insolent Grégoire et l'impertinent Cyrille.

<248>Je ne crois pas que les280-a Velches veuillent faire sitôt parler d'eux; il faut avoir beaucoup d'argent comptant à perdre actuellement, pour s'amuser à ravager le monde; et ce n'est pas le cas de ces messieurs. Mais si jamais il arrivait malheur, je prendrais la liberté de vous recommander le sieur Morival, qui sert dans un de vos régiments, à Wésel. Je vous supplierais de l'envoyer en Picardie, dans Abbeville, pour y faire rouer les juges qui le condamnèrent, il y a six ans, lui et le chevalier de La Barre, à la question ordinaire et extraordinaire, à l'amputation de la main droite et de la langue, et à être jetés tout vifs dans les flammes, parce qu'ils n'avaient pas ôté leur chapeau devant une procession de capucins. Le chevalier de La Barre subit une partie de cette petite pénitence chrétienne; Morival, plus heureux, alla servir un roi qui n'immole personne à des capucins, qui n'arrache point la langue aux jeunes gens, et qui se sert mieux que personne de sa langue, de sa plume et de son épée.

Supposé que Thorn soit en votre puissance, j'ose vous demander justice de la sainte Vierge Marie, à laquelle on sacrifia tant de jeunes écoliers en l'année 1724. Cette bonne femme de Bethléem ne s'attendait pas qu'un jour on ferait tant de sacrifices à elle et à son fils. Le sang humain a coulé pour eux mille fois plus que pour les dieux païens, et vous voyez que l'auteur des notes sur les Lois de Minos a bien raison; mais rien n'est si dangereux chez les Velches que d'avoir raison.

Je veux espérer que le roi de Pologne finira son rôle comme Teucer le sien, et que le liberum veto, qui n'est que le cri de la guerre civile, sera aboli sous son règne. Je veux l'estimer assez pour croire qu'il est entièrement d'accord avec le protecteur de Julien. Je sais qu'il pense comme ces deux grands hommes; comment pourrait-il être fâché contre ceux qui punissent ses assassins, et qui lui laissent un beau royaume, où il pourra être le maître?

Je ne verrai pas les troubles qui semblent se préparer, ma santé est trop délabrée; j'irai retrouver tout doucement Isaac d'Argens, et nous vous célébrerons tous deux sur le bord des trois rivières.

<249>En attendant, je vous prie de me conserver vos bontés. Plaignez-moi surtout de mourir loin de V. M.; mais ma destinée l'a voulu ainsi.


280-a Nos Velches. (Variante de l'édition de Kehl. t. LXVI, p. 90.)