464. DE VOLTAIRE.

Ferney, 1er février 1773.

Sire, je vous ai remercié de votre porcelaine; le Roi mon maître n'en a pas de plus belle; aussi ne m'en a-t-il point envoyé. Mais je vous remercie bien plus de ce que vous m'ôtez que je ne suis sensible à ce que vous me donnez. Vous me retranchez tout net neuf années dans votre dernière lettre; jamais notre contrôleur <239>général n'a fait de si grands retranchements. V. M. a la bonté de me faire compliment sur mon âge de soixante-dix ans. Voilà comme on trompe toujours les rois. J'en ai soixante-dix-neuf, s'il vous plaît, et bientôt quatre-vingts. Ainsi je ne verrai point la destruction, que je souhaitais si passionnément, de ces vilains Turcs qui enferment les femmes, et qui ne cultivent point les beaux-arts.

Vous ne voulez donc point remplacer Thieriot, votre historiographe des cafés? Il s'acquittait parfaitement de cette charge; il savait par cœur le peu de bons et le grand nombre de mauvais vers qu'on faisait dans Paris; c'était un homme bien nécessaire à l'État.

Vous n'avez donc plus dans Paris
De courtier de littérature?
Vous renoncez aux beaux esprits,
A tous les immortels écrits
De l'almanach et du Mercure?
L'in-folio ni la brochure
A vos yeux n'ont donc plus de prix?
D'où vous vient tant d'indifférence?
Vous soupçonnez que le bon temps
Est passé pour jamais en France,
Et que notre antique opulence
Aujourd'hui fait place en tout sens
Aux guenilles de l'indigence.
Ah! jugez mieux de nos talents,
Et voyez quelle est notre aisance :
Nous sommes et riches, et grands.
Mals c'est en fait d'extravagance.
J'ai même très-peu d'espérance
Que monsieur l'abbé Savatier,270-a
Malgré sa flatteuse éloquence,
Nous tire jamais du bourbier
Où nous a plongés l'abondance
De nos barbouilleurs de papier.

Le goût s'enfuit, l'ennui nous gêne;
On cherche des plaisirs nouveaux;
<240>Nous étalons pour Melpomène
Quatre ou cinq sortes de tréteaux,
Au lieu du théâtre d'Athène.
On critique, on critiquera,
On imprime, on imprimera
De beaux écrits sur la musique,
Sur la science économique,
Sur la finance et la tactique,
Et sur les filles d'Opéra.
En province, une académie
Enseigne méthodiquement,
Et calcule très-savamment
Les moyens d'avoir du génie.
Un auteur va mettre au grand jour
L'utile et la profonde histoire
Des singes qu'on montre à la foire,
Et de ceux qui vont à la cour.
Peut-être un peu de ridicule
Se joint-il à tant d'agréments;
Mais je connais certaines gens
Qui, vers les bords de la Vistule,
Ne passent pas si bien leur temps.

Le nouvel abbé d'Oliva,271-a après avoir ri aux dépens de ces messieurs, malgré leur liberum veto, s'entend merveilleusement avec l'Église grecque pour mettre à fin le saint œuvre de la pacification des Sarmates. Il a couru ces jours-ci un bruit dans Paris qu'il y avait une révolution en Russie; mais je me flatte que ce sont des nouvelles de café; j'aime trop ma Catherine.

J'aurai l'honneur d'envoyer incessamment à V. M. les Lois de Minos.271-b L'ouvrage serait meilleur, si je n'avais que les soixante-dix ans que vous m'accordez.

Ce Morival dont j'ai eu l'honneur de vous parler est depuis sept ou huit ans à votre service. Je ne sais pas le nom de son régiment; mais il est à Wésel.

Voilà toute votre auguste famille mariée. On dit madame la landgrave très-belle. Monsieur le prince de Würtemberg est dans <241>notre voisinage avec neuf enfants, dont quelques-uns seront un jour sous vos ordres, à la tête de vos armées.

Conservez-moi, Sire, vos bontés, qui font la consolation de ma vie, et avec lesquelles je descendrai au tombeau très-allègrement.


270-a L'abbé Sabatier ou Savatier, gredin qui s'est avisé de juger les siècles avec un ci-devant soi-disant jésuite, et qui a ramassé un tas de calomnies absurdes pour vendre son livre. (Note de Voltaire.)

271-a Frédéric lui-même. Voyez ci-dessus, p. 249.

271-b Tragédie de Voltaire. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot, t. IX, p. 273-364