425. DE VOLTAIRE.

Ferney, 12 octobre 1770.

Sire, nous avons été heureux pendant quinze jours, d'Alembert et moi; nous avons toujours parlé de V. M.; c'est ce que font tous les êtres pensants; et, s'il y en a dans Rome, ce n'est pas de Ganganelli qu'ils s'entretiennent. Je ne sais si la santé de d'Alembert lui permettra d'aller en Italie; il pourrait bien se contenter, cet hiver, du soleil de Provence, et n'étaler son éloquence sur le héros philosophe qu'aux descendants de nos anciens troubadours. Pour moi, je ne fais entendre mon filet de voix qu'aux Suisses et aux échos du lac de Genève.

J'ai été d'autant plus touché de votre dernière lettre, que j'ai osé prendre en dernier lieu V. M. pour mon modèle. Cette expression paraîtra d'abord un peu ridicule; car en quoi un vieux barbouilleur de papier pourrait-il tâcher d'imiter le héros du Nord? Mais vous savez que les philosophes vinrent demander des règles à Marc-Aurèle quand il partit pour la Moravie, dont V. M. revient.

Je voudrais pouvoir vous imiter dans votre éloquence, et dans <171>le beau portrait que vous faites de l'Empereur. Je vois à votre pinceau que c'est un maître qui a peint son disciple.

Voici en quoi consiste l'imitation à laquelle j'ai tâché d'aspirer : c'est à retirer dans les huttes de mon hameau quelques Génevois échappés aux coups de fusil de leurs compatriotes, lorsque j'ai su que V. M. daignait les protéger en roi dans Berlin.

Je me suis dit : Les premiers des hommes peuvent apprendre aux derniers à bien faire. J'aurais voulu établir, il y a quelques années, une autre colonie à Clèves, et je suis sûr qu'elle aurait été bien plus florissante et plus digne d'être protégée par V. M.; je ne me consolerai jamais de n'avoir pas exécuté ce dessein; c'était là où je devais achever ma vieillesse. Puisse votre carrière être aussi longue qu'elle est utile au monde et glorieuse à votre personne!

Je viens d'apprendre que M. le prince de Brunswic,193-a envoyé par vous à l'armée victorieuse des Russes, y est mort de maladie. C'est un héros de moins dans le monde, et c'est un double compliment de condoléance à faire à V. M. Il n'a qu'entrevu la vie et la gloire; mais, après tout, ceux qui vivent cent ans font-ils autre chose qu'entrevoir? Je n'ai fait qu'entrevoir un moment Frédéric le Grand; je l'admire, je lui suis attaché, je le remercie, je suis pénétré de ses bontés pour le moment qui me reste : voilà de quoi je suis certain pour ces deux instants.

Mais pour l'éternité, cette affaire est un peu plus équivoque; tout ce qui nous environne est l'empire du doute, et le doute est un état désagréable. Y a-t-il un Dieu tel qu'on le dit, une âme telle qu'on l'imagine, des relations telles qu'on les établit? Y a-t-il quelque chose à espérer après le moment de la vie? Gilimer, dépouillé de ses États, avait-il raison de se mettre à rire quand on le présenta devant Justinien? et Caton avait-il raison de se tuer, de peur de voir César? La gloire n'est-elle qu'une illusion? Faut-il que Mustapha, dans la mollesse de son harem, <172>faisant toutes les sottises possibles, ignorant, orgueilleux et battu, soit plus heureux, s'il digère, qu'un héros philosophe qui ne digérerait pas?

Tous les êtres sont-ils égaux devant le grand Être qui anime la nature? En ce cas, l'âme de Ravaillac serait à jamais égale à celle de Henri IV; ou ni l'un ni l'autre n'auraient eu d'âme. Que le héros philosophe débrouille tout cela, car, pour moi, je n'y entends rien.

Je reste, du fond de mon chaos, pénétré de respect, de reconnaissance et d'attachement pour votre personne, et du néant de presque tout le reste.


193-a Guillaume-Adolphe, colonel au service de la Prusse, né en 1745, mort en Bessarabie le 24 août 1770. Voyez t. VI, p. 251; t. IX, p. XIII et XIV; t. XIII, p. 6-9; et t. XX, p. 330. Outre ce prince, le Roi avait envoyé à l'armée russe le lieutenant-colonel d'Usedom, le major de Pfau, et plusieurs autres officiers.