395. AU MÊME.129-a

(Décembre 1766.)

Je vous fais mes remercîments pour la belle tragédie129-b que je viens de recevoir, et pour les ouvrages intéressants que j'attends <115>encore, et qui ne tarderont pas d'arriver. J'ai donné commission de chercher l'Abrégé de Fleury, s'il s'en trouve à Berlin, pour vous l'envoyer. On prétend qu'un docteur Ernesti a réfuté cet ouvrage;129-c mais ce qu'il y a de plaisant, c'est que, étant luthérien, il s'est vu nécessité de plaider la cause du pape, ce qui a fort édifié la cour de Saxe.

Je vous envoie en même temps un poëme130-a singulier pour le choix du sujet; ce sont les réflexions de l'empereur Marc-Aurèle mises en vers. J'aime encore la poésie. Je n'ai que de faibles talents; mais comme je ne barbouille du papier que pour m'amuser, aussi peu im-porte-t-il au public que je joue au whist ou que je lutte contre la difficulté de la versification; ceci est plus facile et moins hasardeux que d'attaquer l'hydre de la superstition. Vous croyez que je pense que le peuple a besoin du frein de la religion pour être contenu; je vous assure que ce n'est pas mon sentiment; au contraire, l'expérience me range entièrement de l'opinion de Bayle. Une société ne saurait subsister sans lois, mais bien sans religion, pourvu qu'il y ait un pouvoir qui, par des peines afflictives, contraigne la multitude à obéir à ces lois. Cela se confirme par l'expérience des sauvages qu'on a trouvés dans les îles Mariannes, qui n'avaient aucune idée métaphysique dans leur tête; cela se prouve encore plus par le gouvernement chinois, où le théisme est la religion de tous les grands de l'État. Cependant, comme vous voyez que dans cette vaste monarchie le peuple s'est abandonné à la superstition des bonzes, je soutiens qu'il en arriverait de même ailleurs, et qu'un État purgé de toute superstition ne se soutiendrait pas longtemps dans sa pureté, mais que de nouvelles absurdités reprendraient la place des anciennes, et cela, au bout de peu de temps. La petite dose de bon sens répandue sur la surface de ce globe est, ce me semble, suffisante pour fonder une société généralement répandue, à peu près comme celle des jésuites, mais non pas un Etat. J'envisage les travaux de nos philosophes d'à présent comme très-utiles, parce <116>qu'il faut faire honte aux hommes du fanatisme et de l'intolérance, et que c'est servir l'humanité que de combattre ces folies cruelles et atroces qui ont transformé nos ancêtres en bêtes carnassières. Détruire le fanatisme, c'est tarir la source la plus funeste des divisions et des haines présentes à la mémoire de l'Europe, et dont on découvre les vestiges sanglants chez tous les peuples. Voilà pourquoi vos philosophes, s'ils viennent à Clèves, seront bien reçus; voilà pourquoi le baron de Werder, président de la chambre, a déjà été prévenu de les favoriser pour leur établissement; ils y trouveront sûreté, faveur et protection; ils y feront en liberté des vœux pour le Patriarche de Ferney; à quoi j'ajouterai un hymne en vers au dieu de la santé et de la poésie, pour qu'il nous conserve longues années son vicaire helvétique, que j'aime cent fois mieux que celui de saint Pierre, qui réside à Rome. Adieu.

P. S. Vous me demandez ce qu'il me semble de Rousseau de Genève. Je pense qu'il est malheureux et à plaindre. Je n'aime ni ses paradoxes, ni son ton cynique.131-a Ceux de Neufchâtel en ont mal usé envers lui : il faut respecter les infortunés; il n'y a que des âmes perverses qui les accablent.


129-a Œuvres posthumes, t. X, p. 17-20.

129-b Le Triumvirat. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. VIII, p. 75-163.

129-c Jean-Auguste Ernesti avait critiqué sévèrement l'Abrégé de Fleury, ainsi que l'Avant-propos du Roi, dans sa Neue theologische Bibliothek, Leipzig, 1766, t. VII, p. 333-345.

130-a Le Stoïcien. Voyez t. XII, p. 208-218.

131-a Voyez t. IX, p. X, 198, 224 et 225; t. XVIII, p. 249; t. XX, p. 321 et suivantes, et p. 333 et 334.