359. A VOLTAIRE.

Landeshut, 18 mai 1759.

Non, ma muse, qui vous pardonne
Tant de lardons malicieux,
N'associa jamais Pétrone
A ces auteurs ingénieux
Qui m'accompagnent en tous lieux,
Et partagent avec Bellone
Des moments courts et précieux
Qu'un loisir fugitif me donne.

Je déteste l'impur bourbier
Où ce bel esprit trop cynique
A trempé sa plume impudique,

Et je ne veux point me souiller
Dans la fange de son fumier.

La mémoire est un réceptacle;
Le jugement d'un choix exquis
Ne doit remplir ce tabernacle
Que d'œuvres qui se sont acquis,
Au sein de leur natal pays,
Le droit de passer pour oracle.
<44>C'est pourquoi, vainquant tout obstacle,
Je vous lis et je vous relis.
J'allaite ma muse française
Aux tétons tendres et polis
Que Racine m'offre à son aise.
Quelquefois, ne vous en déplaise,
Je m'entretiens avec Rousseau;
Horace, Lucrèce et Boileau
Font en tout temps ma compagnie.
Sur eux se règle mon pinceau,
Et, dans ma fantasque manie,
J'aurais enfin produit du beau,
S'il ne manquait à mon cerveau
Le feu de leur divin génie.

Si vous consultez une carte géographique, vous trouverez le lieu où une boutade de gaîté et de folie produisit ce Congé. Nous avons poursuivi ces gens, qui nous tournaient le derrière, jusqu'à Erfurt, et de là nous avons pris le chemin de la Silésie.

Vous autres habitants des Délices, vous croyez donc que ceux qui marchent sur les traces des Amadis et des Roland doivent se battre tous les jours pour vous divertir? Apprenez, ne vous en déplaise, que nous avons assez donné de ces tragédies, les campagnes passées, au public; qu'il y aura certainement encore quelque héroïque boucherie; mais nous suivrons le proverbe de l'empereur Auguste : Festina lente.49-a

Vos Français brûlent les bons livres, et bouleversent gaîment le système de leurs finances, pour complaire à leurs chers alliés. Grand bien leur fasse! Je ne crains ni leur argent, ni leurs épées. Si le hasard ne favorise pas éternellement les trois illustrissimes ...... qui m'assaillent de tous côtés, j'espère qu'elles seront (pour conserver la figure de rhétorique) ..... J'éprouve le sort d'Orphée; des dames de cette espèce, et d'un aussi bon caractère, veulent me déchirer; mais certainement elles n'auront pas ce plaisir.

A propos de sottises, vous voulez savoir les aventures de l'abbé de Prades;50-a cela ferait un gros volume. Pour satisfaire <45>votre curiosité, il vous suffira de savoir que l'abbé eut la faiblesse de se laisser séduire, pendant mon séjour à Dresde, par un secrétaire que Broglie50-b y avait laissé en partant. Il se fit nouvelliste de l'armée; et comme ce métier n'est pas ordinairement goûté à la guerre, on l'a envoyé jusqu'à la paix dans une retraite d'où il n'y a aucunes nouvelles à écrire. Il y a bien d'autres choses; mais cela serait trop long à dire. Il m'a joué ce beau tour dans le temps même que je lui avais conféré un gros bénéfice dans la cathédrale de Breslau.50-c

Vous avez fait le Tombeau de la Sorbonne;50-d ajoutez-y celui du parlement, qui radote si fort, qu'il ne la fera pas longue. Pour vous, vous ne mourrez point. Vous dicterez encore, des Délices, des lois au Parnasse; vous caresserez encore l'infâme50-e d'une main, et l'égratignerez de l'autre; vous la traiterez comme vous en usez envers moi et envers tout le monde.

Vous avez, je le présume,
En chaque main une plume;

L'une, confite en douceur,
Charme par son ton flatteur
L'amour-propre qu'elle allume,
L'abreuvant de son erreur;
L'autre est un glaive vengeur
Que Tisiphone et sa sœur
Ont plongé dans le bitume,
Et toute l'acre noirceur
De l'infernale amertume;
Il vous blesse, il vous consume,
Perce les os et le cœur.
Si Maupertuis meurt du rhume,
Si dans Bâle on vous l'inhume,
Ce glaive en sera l'auteur.

<46>Pour moi, nourrisson d'Horace,
Qui n'ai jamais eu l'honneur
De grimper sur le Parnasse,
Parmi la maudite race
Des beaux esprits, qui tracasse,
Et remplit ce lieu d'horreur,
Je vous demande pour grâce,
S'il arrive quelque jour
Que mon nom par vous s'enchâsse
Dans vos vers ou vos discours,
Que, sans ruses ni détours,
La bonne plume l'y place.51-a

Je souhaite paix et salut, non pas au gentilhomme ordinaire, non pas à l'historiographe du Bien-Aimé, non pas au seigneur de vingt seigneuries dans la Suisserie, mais à l'auteur de la Henriade, de la Pucelle, de Brutus, de Mérope, etc.


49-a Suétone, Vie d'Auguste, chap. XXV.

50-a Voyez t. XIX, p. 42, 51 et 55.

50-b Voyez t. IV, p. 115.

50-c L'abbé de Prades, qui avait été excommunié, devait aussi à Frédéric sa réconciliation avec l'Église. Voyez t. XIV, p. 130, et t. XIX, p. 43.

50-d Voyez t. XXII, p. 342.

50-e Voyez t. XII, p. 128; t. XIII, p. 124 et 196; t. XIV, p. 83; t. XV, p. 23, 24, 25, 26, 27; et t. XIX, p. 72, 79, 80 et 443. Le mot l'infâme, dont Voltaire se sert fréquemment, est employé pour la première fois par Frédéric dans sa lettre au marquis d'Argens, du 2 mai 1759.

51-a Les vers de cette lettre se trouvent déjà, mais un peu changés, dans notre t. XII. p. 123-125.