<350>que c'était moutarde après dîner. Vous me prendrez pour d'Argenson la Bête,a qui s'exprimait en proverbes triviaux en traitant d'affaires; mais une lettre n'est pas une négociation, et il est permis de se dérider quelquefois en société. Vous ne voudriez pas sans doute que j'affectasse l'air empesé de vos robins, ou de nos graves députés de Ratisbonne. Les uns sont les bourreaux des La Barre, les autres font des sottises d'un autre genre avec leurs visitations.

Vous avez raison de dire que nos bons Germains en sont encore à l'aurore des connaissances. L'Allemagne est au point où se trouvaient les beaux-arts du temps de François Ier. On les aime, on les recherche; des étrangers les transplantent chez nous; mais le sol n'est pas encore assez préparé pour les produire de lui-même. La guerre de trente ans a plus nui à l'Allemagne que ne le croient les étrangers. Il a fallu commencer par la culture des terres, ensuite par les manufactures, enfin par un faible commerce. A mesure que ces établissements s'affermissent, naît un bien-être qui est suivi de l'aisance, sans laquelle les arts ne sauraient prospérer. Les Muses veulent que les eaux du Pactole arrosent les pieds du Parnasse. Il faut avoir de quoi vivre pour s'instruire et penser librement. Aussi Athènes l'emporta-t-elle sur Sparte en fait de connaissances et de beaux-arts.

Le goût ne se communiquera en Allemagne que par une étude réfléchie des auteurs classiques, tant grecs que romains et français. Deux ou trois génies rectifieront la langue, la rendront moins barbare, et naturaliseront chez eux les chefs-d'œuvre des étrangers.

Pour moi, dont la carrière tend à sa fin, je ne verrai pas ces heureux temps. J'aurais voulu contribuer à leur naissance; mais qu'a pu faire un être tracassé les deux tiers de sa course par des guerres continuelles, obligé de réparer les maux qu'elles ont causés, et né avec des talents trop médiocres pour d'aussi grandes entreprises? La philosophie nous vient d'Épicure; Gassendi, Newton et Locke l'ont rectifiée; je me fais honneur d'être leur disciple, mais pas davantage.


a Voyez t. XIX, p. 281.