<337>rence et Paris. Quelque amour que j'aie pour ma patrie, je ne saurais dire qu'ils réussissent jusqu'ici; deux choses leur manquent, la langue et le goût. La langue est trop verbeuse; la bonne compagnie parle français, et quelques cuistres de l'école et quelques professeurs ne peuvent lui donner la politesse et les tours aisés qu'elle ne peut acquérir que dans la société du grand monde. Ajoutez à cela la diversité des idiomes; chaque province soutient le sien, et jusqu'à présent rien n'est décidé sur la préférence. Pour le goût, les Allemands en manquent sur tout; ils n'ont pas encore pu imiter les auteurs du siècle d'Auguste; ils font un mélange vicieux du goût romain, anglais, français, et tudesque; ils manquent encore de ce discernement fin qui saisit les beautés où il les trouve, et sait distinguer le médiocre du parfait, le noble du sublime, et les appliquer chacun à leurs endroits convenables. Pourvu qu'il y ait beaucoup d'r dans les mots de leur poésie, ils croient que leurs vers sont harmonieux; et, pour l'ordinaire, ce n'est qu'un galimatias de termes ampoulés. Dans l'histoire, ils n'omettraient pas la moindre circonstance, quand même elle serait inutile.

Leurs meilleurs ouvrages sont sur le droit public. Quant à la philosophie, depuis le génie de Leibniz et la grosse monade de Wolff, personne ne s'en mêle plus. Ils croient réussir au théâtre; mais jusqu'ici rien de parfait n'a paru. L'Allemagne est actuellement comme était la France du temps de François Ier. Le goût des lettres commence à se répandre; il faut attendre que la nature fasse naître de vrais génies, comme sous les ministères des Richelieu et des Mazarin. Le sol qui a produit un Leibniz en peut produire d'autres.

Je ne verrai pas ces beaux jours de ma patrie, mais j'en prévois la possibilité. Vous me direz que cela peut vous être très-indifférent, et que je fais le prophète tout à mon aise en étendant, le plus que je le peux, le terme de ma prédiction. C'est ma façon de prophétiser, et la plus sûre de toutes, puisque personne ne me donnera le démenti.a


a Les trois alinéa qui finissent ici rappellent le traité De la littérature allemande; voyez t. VII, p. 103-140.