330. L'ABBÉ DE PRADES A MADAME DENIS.355-b

(19 juin 1753.)

Madame, le Roi m'ordonne de vous répondre au sujet de ce que vous lui avez écrit pour votre oncle. Les ordres sont donnés pour qu'on laisse à M. de Voltaire la liberté de poursuivre son voyage. Voltaire s'est attiré de gaîté de cœur tous les désagréments; le Roi lui avait pardonné, à son retour à Potsdam, toutes ses folies, à condition qu'il se tînt en repos, et ne continuât plus à publier des libelles contre un homme que ce prince estime. Il ne dépendait que de votre oncle de demeurer ici avec toutes les distinctions et les avantages dont il avait joui précédemment; on <312>aurait passé l'éponge sur ses sottises, qu'on aurait mises en oubli avec tant d'autres qu'il a faites dans sa patrie et dans les pays étrangers. Mais à peine sait-on que Voltaire est à Leipzig, qu'il paraît à Berlin des Éloges d'académiciens faits par le Roi, avec des vers de ce prince parodiés; on est sûr à n'en pas douter que cette brochure part de Voltaire, qui, non content d'avoir si grossièrement manqué au Roi, son bienfaiteur, écrit une lettre impertinente à Formey,356-a et encore plus injurieuse pour l'Académie de Berlin. Après cet oubli de tous les devoirs et de toutes les bienséances, le Roi a cru ne devoir pas garder plus longtemps à son service un homme qui joignait tant de folie à tant d'ingratitude; il a fait redemander à Voltaire les marques de distinction que ce prince avait accordées à son rare génie plutôt qu'à sa naissance et à son cœur; et comme Voltaire a fait un usage aussi condamnable de quelques vers que le Roi a faits pour s'amuser, ce prince ne veut pas que ce dangereux poëte garde plus longtemps un volume de poésies qui n'est point fait pour le public. Quant à sa personne, le Roi lui souhaite qu'il se conduise à l'avenir avec plus de prudence qu'il n'a fait jusqu'à présent; qu'il renonce au despotisme qu'il veut exercer sur le Parnasse; surtout qu'il renonce au dangereux métier de faire des libelles. S. M. lui pardonne toutes ses malices passées et à faire; elle ne lui attribue point certaine satire que des gens de Paris mettent sur son compte. Elle la lui pardonnerait pourtant, si, en la faisant, il avait cru soulager sa vengeance, et le Roi vous fait assurer que, quoi que Voltaire pût faire contre sa personne, elle n'en fera jamais tomber le moindre ressentiment sur ce poëte. En un mot, madame, votre oncle n'a rien à craindre du Roi; votre oncle aurait été heureux, s'il était susceptible de l'être. En regrettant le génie de ce grand poëte, le Roi se console de sa perte par la considération qu'il est défait d'un homme qui porte l'inquiétude et le trouble partout, qui se croit en droit de rendre ridicule qui bon lui semble, et pour lequel aucunes lois ne sont sacrées. Je suis, etc.


355-b Cette lettre est tirée des archives du Cabinet de Berlin, où l'on en conserve la minute, de la main de Frédéric. Pour la date du 19 juin, nous l'avons ajoutée d'après Varnhagen d'Ense. l. c., p. 75 et 76.

356-a Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIX, p. 511-513.