219. A VOLTAIRE.

Des bords du Phase,176-a 7 avril 1744.

Du faîte de votre Empyrée,
Voltaire, vous m'éblouissez;
Le soleil de mon éthérée
Se met humblement à vos pieds;
Sa pâle lueur, obscurcie
D'un gros nuage de bon sens,
<156>Attend qu'à son tour la folie
Lui rende ses rayons brillants.
Souffrez que mon fausset grotesque
N'aille point étourdir Paris,
Et laissez ma lyre tudesque
Inconnue à vos beaux esprits.
Je crois voir un sauteur agile,
Qui, raffinant pour relever
Ses tours, que l'on vient d'admirer,
Sur les tréteaux fait monter Gille,
Gille, qui pense l'imiter.
C'est donc ainsi, monsieur Virgile,
Que vous prétendez me jouer?
Mais, fripon, ton démon m'agite,
Lors même que je m'en défends,
Que je m'esquive et que j'évite
De me livrer à tes talents.
C'est ainsi qu'on provoque encore,
Par des tons aux siens accordants,
La douce voix du luth sonore,
Qui répond aux derniers accents.

Enfin, malgré que j'en aie, voilà des vers que votre Apollon m'arrache. Encore s'il m'inspirait!

Votre Mérope m'a été rendue, et j'ai fait le commissionnaire de l'auteur, en distribuant son livre. Je ne m'étonne point du succès de cette pièce. Les corrections que vous y avez faites la rendent, par la sagesse, la conduite, la vraisemblance et l'intérêt, supérieure à toutes vos autres pièces de théâtre, quoique Mahomet ait plus de force, et Brutus, de plus beaux vers.

Ma sœur Ulrique voit votre rêve177-a accompli en partie; un roi la demande pour épouse; les vœux de toute la nation suédoise sont pour elle. C'est un enthousiasme et un fanatisme auquel ma tendre amitié pour elle a été obligée de céder. Elle va dans un pays où ses talents lui feront jouer un grand et beau rôle.177-b

<157>Dites, s'il vous plaît, à Rottembourg, si vous le voyez, que ce177-c n'est pas bien à lui de ne me point écrire depuis qu'il est à Paris. Je n'entends non plus parler de lui que s'il était à Pékin. Votre air de Paris est comme la fontaine de Jouvence, et vos voluptés comme les charmes de Circé; mais j'espère que Rottembourg échappera à la métamorphose.

Adieu, admirable historien, grand poëte, charmant auteur de cette Pucelle, invisible et triste prisonnière de Circé;177-d adieu à l'amant de la cuisinière de Valori,177-e de madame du Châtelet et de ma sœur.177-f Je me recommande à la protection de tous vos talents, et surtout de votre goût pour l'étude, dont j'attends mes plus doux et plus agréables amusements.

On démeuble la maison que l'on avait commencé à meubler pour vous à Berlin.


176-a Potsdam.

177-a Voyez t. XIV, p. 103.

177-b Les vingt-sept vers par lesquels commence cette lettre, et les trois premiers alinéa en prose, nous viennent de la Bibliothèque de l'Ermitage impérial de Saint-Pétersbourg. Les vers manquent dans toutes les éditions connues. Ces éditions portent pour toute date : « Du 7 avril 1744, » et les mots du second alinéa : « Et j'ai fait le commissionnaire de l'auteur, » y sont remplacés par ceux-ci : « Et j'ai fait la commission de l'auteur. »

177-c A partir du mot « ce, » le texte de cette lettre manque dans le manuscrit de Saint-Pétersbourg, et nous le tirons de l'édition de Kehl, t. LXV, p. 184.

177-d Voyez t. XXI, p. 90.

177-e Voyez t. XI, p. 152.

177-f Voyez t. XIV, p. 103-106.